En reprenant le titre de l'ouvrage de G. R. Sievers, Das Leben des Libanius (Berlin 1868), J. Wintjes affiche son but : réécrire une biographie de Libanios qui tienne compte des nombreux travaux qui ont été consacrés depuis à l'orateur antiochien. Il efface une fois pour toutes l'image très fausse qui a parfois été donnée du sophiste, celle d'un pédant confiné dans ses lectures et plus occupé par la recherche d'exploits stylistiques qu'intéressé par la vie publique. Durant toute sa vie le sophiste a entretenu des relations avec des personnages qui jouaient un rôle de premier plan dans l'Empire. Il n'est pas tombé après la mort de Julien dans l'isolement et l'inactivité. Il n'a aucunement perdu, sous le règne de Jovien, son influence à la cour. Le seul moment où il fut obligé de se mettre en retrait fut le règne de Valens, marqué par la répression contre les partisans de Procope et par les persécutions dont furent victimes les amis de Julien (chap. 12). A la fin de sa vie il correspond avec des hommes aussi influents que Tatianus, Rufinus ou Richomeres (chap. 16). Cette optique, nécessaire après les excès de R. A. Pack, qui le présentait comme un névrosé aigri, laisse malheureusement dans l'ombre la vie intime d'un homme qui, dans ses discours et dans ses lettres, a tant parlé lui, de ses émotions et de ses souffrances, physiques et morales. Il est vrai que, pour corriger ce point de vue trop strictement tourné vers les interventions publiques, il suffit de se reporter directement à l'Autobiographie, une des oeuvres les plus remarquables du sophiste.
On ne peut que féliciter J. Wintjes d'avoir composé un ouvrage aussi informé et aussi clair, à partir d'une telle masse de faits relatés dans les discours et surtout dans les lettres (plus de 1500!), et sans négliger la plupart des commentaires qu'ils ont provoqués. En accordant toutefois une place assez réduite aux discours et à leur contenu, lorsque ceux-ci ne recèlent aucun renseignement strictement biographique, ce livre donne parfois l'impression que l'essentiel de l'activité politique de Libanios a surtout consisté à faire jouer des relations pour protéger ou promouvoir ses proches. Des discours, comme celui qui dénonce les conditions de vie dans les prisons (or. 45) ou celui qui attaque violemment le monachisme (or. 30) sont à peine évoqués, alors qu'ils ouvrent d'importantes perspectives sur les convictions et le comportement de l'auteur. La description de l'œuvre (chap. 2) laisse l'impression que L. a surtout pratiqué l'éloquence d'apparat alors que son originalité est d'avoir donné un nouveau souffle au genre délibératif. Le sophiste veut contribuer au bonheur des cités et défendre la paideia littéraire, et ose fustiger les gouverneurs qui ne lui semblent pas partager les mêmes ambitions. J. Wintjes incline à admettre l'authenticité de la correspondance avec Basile de Césarée, souvent mise en doute.
Le chapitre 3 porte sur Antioche dans l'Antiquité tardive. L'étude du milieu familial (chap. 4) met en évidence les liens avec des notables d'autres cités, avec d'importants fonctionnaires, avec les philosophes d'Apamée, ainsi que l'appartenance au christianisme d'une partie de la branche maternelle. Le chapitre 5 évoque le temps des études à Antioche d'abord, et ensuite à Athènes. J. Wintjes note la singularité d'un étudiant qui rejette l'imitation servile des maîtres, tire de leur enseignement l'excellente aptitude technique dont il fera preuve dans ses productions littéraires, et se forge lui-même une conception de l'éloquence entièrement fondée sur l'imitation des grands classiques. Les relations qu'il a nouées à Athènes l'ont rapproché des philosophes néoplatoniciens, sans qu'il devienne un adepte de leur doctrine. Par fidélité aux grands modèles athéniens, il veut influer sur les décisions politiques et ne pas se limiter aux seuls exploits stylistiques. J. Wintjes observe que contrairement à la plupart des intellectuels de l'époque, philosophes ou sophistes (on pourrait ajouter médecins et grammairiens), Libanios ne descend pas d'une famille adonnée à la pratique de l'art, mais à celle de la politique, à l'échelon de la cité ou de l'empire. S'il vante les capacités oratoires de ses ascendants, c'est pour compenser cette absence d'héritage intellectuel. De l'exemple familial il tire la conviction que rien n'est plus important que constituer un réseau d'amitiés.
Ses déboires à Constantinople (chap. 6) le persuadent qu'il n'est pas bon pour lui d'être confronté aux intrigues de la capitale. Le conflit avec le sophiste Bemarchios est l'occasion de souligner qu'il a été particulièrement scandalisé que celui-ci, orateur adonné aux anciens cultes, mette son talent au service de la nouvelle religion. Les attaques dont Libanios fut l'objet à Nicomédie, telles qu'elles sont présentées dans l'Autobiographie, apparaissent comme parallèles à celles qu'il avait subies à Constantinople. Doit-on y voir, comme le veut J. Wintjes, l'effet d'un arrangement littéraire ?
Lors de son retour à Antioche le sophiste commence réellement à influer sur les décisions prises par les autorités. Après l'avènement de Julien, les relations entre l'orateur et l'empereur, qui ont fait l'objet de nombreuses analyses, sont finement décrites. Malgré toutes ses espérances et la fascination qu'il ressent, Libanios reste relativement à l'écart car ce n'est pas la mystique néoplatonicienne qu'il voudrait voir mise au premier plan, mais la culture littéraire, et le rôle dont il se sent investi n'est pas celui d'un courtisan, mais celui de porte-parole de sa cité. L'influence de Libanios repose à cette époque moins sur les rapports qu'il a établis avec l'empereur que sur les liens qu'il entretient avec d'importants personnages, parfois chrétiens comme Helpidius. Il serait cependant utile que la constatation de l'indifférence religieuse de Libanios, affirmée note 93 page 131 à la suite de Festugière, soit contrebalancée par la reconnaissance de la ferveur que l'orateur exprime à de nombreuses reprises. C'est le cas lorsqu'il relate la mort du frère (or. 1, 197-204). Il manifeste aussi sa foi dans les interventions surnaturelles.
Le chapitre 10 suit dans tous ses développements l'amitié entre L. et Thémistios et souligne ce qui rapproche et sépare ces deux orateurs. Le chap. 11 montre que la mort de Julien, même si elle affecte profondément Libanios, ne le plonge nullement dans l'inaction. Réserver un chapitre entier (chap. 13) à l'influence que Libanios a pu exercer sur Jean Chrysostome et à d'éventuels contacts entre les deux hommes apporte un éclairage inattendu. De sérieux doutes en effet ont été émis sur la validité des témoignages dont nous disposons. Sievers les présente comme des éléments incertains ou accessoires. Il est en particulier totalement aventureux d'attribuer, comme l'ont fait C. Fabricius et D. G. Hunter, à une déclamation, l'Apologie de Socrate, une signification qu'intrinsèquement elle n'a pas. Les interventions de Libanios dans la vie publique sous le règne de Théodose sont nombreuses et variées, en raison même du déclin des curies et de la perte de prestige de la paideia hellénique et malgré les épreuves personnelles qui l'accablent. On lira en particulier une pertinente mise au point sur la signification du discours 2. Das Leben des Libanius est un ouvrage que consulteront avec plaisir et avec fruit non seulement tous ceux qui s'intéressent à la littérature grecque, mais aussi tous ceux qui veulent apprécier l'importance des liens qui existent à cette époque entre la politique et l'activité littéraire.
Jorit Wintjes: Das Leben des Libanius (= Historische Studien der Universität Würzburg; Bd. 2), Rahden/Westf.: Verlag Marie Leidorf 2005, 303 S., 2 Tab., ISBN 978-3-89646-834-5, EUR 71,50
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