On le sait, la mythologie est une création moderne. On peut en trouver les actes fondateurs dans les premières entreprises d'anthropologie comparée, à l'aube du siècle des Lumières. Pensons à Joseph-François Lafitau et à ses Moeurs des sauvages amériquains comparées aux moeurs de premiers temps qui paraissent une première fois à Paris (chez Saugrain et Hochereau) en 1724, ou à Giambattista Vico et à la première version des Princìpi di scienza nuova qui est publiée presque simultanément, à Naples (Mosca) en 1725. Pour le premier, il s'agit d'inscrire les peuples fréquentés dans le travail missionnaire de père jésuite mené en Amérique du Nord dans une histoire de l'humanité remontant à la "race d'Adam". Pour le second, il s'agit de tracer "une théologie civile raisonnée de la providence divine", dans une histoire des hommes et de leurs nations conduisant à la science nouvelle, science métaphysique éclairée par le Dieu biblique. Dans ces deux grandes entreprises d'histoire anthropologique avant la lettre les Grecs et les Romains jouent un rôle déterminant. Pour Vico par exemple, les Hellènes incarnent, dans une perspective d'historicisme évolutionniste universalisante, l'âge d'or des héros et l'âge des premiers poètes théologiens: "C'est dans les fables, on peut le dire, qu'ont été grossièrement décrits par les nations, à travers les sens humains, les principes du monde des sciences". C'est dire que, chez l'un et l'autre, les récits qui ne sont encore que des "fables" attachées à rendre les impressions des sens assument une fonction centrale dans le développement de la raison humaine.
Quant au mythe lui-même, c'est, à l'extrême fin du XVIIIe siècle, à Christian Gottlob Heyne, le fondateur de la "Altertumswissenchaft", que l'on en doit la réhabilitation: le Mythus comme première tentative de l'homme, dans son enfance, d'atteindre la maturité de la pensée et de la métaphysique; le mythe désormais appelé à être constitué en mythologie, puis en mode de pensée. [1]
Pour Csapo, l'histoire du mythe et de la mythologie comme catégories modernes trouve son origine dans les grandes entreprises comparatives du début du XIXe siècle: comparatisme linguistique impulsé par la découverte des parentés indo-européennes; comparatisme anthropologique fondé sur les analogies linguistiques renvoyant à une religion solaire d'origine. Conformément à une conception du mythe qu'il illustrera lui-même dans le chapitre conclusif en la centrant sur le domaine grec dont il est le spécialiste, l'auteur de cette vaste introduction aux "theories of mythology" tente de replacer dans son contexte idéologique chacun des grands mouvements de l'interprétation occidentale de la mythologie des cultures traditionnelles et des grandes civilisations historiques.
À commencer par Max Muller avec sa découverte de nos origines linguistiques aryennes, puis par James Frazer et les nombreuses versions du Rameau d'Or dans une recherche d'esprits de la végétation présents dans la mythologie de chaque peuple; leurs théories interprétatives se partagent idéologiquement entre d'une part l'universalisme chrétien et libéral, et d'autre part le sens de la supériorité européenne attachée à l'expansion mondiale de l'empire colonial anglais. Puis avec le développement de la bourgeoisie aisée née de l'industrialisation européenne, c'est la découverte des processus de la psychologie des profondeurs révélés par Sigmund Freud en particulier dans le développement d'un enfant amoureux de sa mère et par conséquent rival meurtrier de son père, mais aussi dans le symbolisme érotique universel des rêves et donc des mythes. Avec la présentation du ritualisme de l'Ecole de Cambridge représentée en particulier par Jane Harrison et son "démon de l'année" omniprésent dans un rite qui précède le mythe, puis avec celle de la sociobiologie du rituel chère à Walter Burkert, le contexte historique et idéologique est quelque peu oublié pour une sociologie de l'action qui semble traverser les grands bouleversements du XXe siècle. Quant au structuralisme qui tire ses ressources méthodologiques autant des principes de la linguistique saussurienne et jakobsonienne que de l'analyse formelle des récits inaugurée par Vladimir Propp, il semble être fondé, par l'intermédiaire de Claude Lévi-Strauss en anthropologie sociale et par Jean-Pierre Vernant pour le mythe grec, sur un relativisme né à la fois d'une critique des hiérarchies politiques et d'une société de consommation contraignant l'individu à redéfinir constamment son identité.
La théorie animant l'interprétation des récits mythiques dans chacun de ces grands mouvements de pensée ou de ces écoles d'histoire anthropologique des religions est opportunément appuyée par un choix de citations pertinentes; elle est illustrée par quelques exemples d'analyse concrète, pour des récits très régulièrement choisis dans la mythologie grecque: le récit de la succession divine dans sa version grecque et dans sa version hittite, mais aussi le mythe égyptien d'Horus et de Seth (par l'intermédiaire du motif commun de l'émasculation) pour l'universalisme de la végétation promu par Frazer; la recherche identitaire d'Œdipe en comparaison avec la punition infligée à Prométhée ou les menaces de Persée face à la Gorgone pour le complexe freudien de la castration; le démembrement de Zeus et de Dionysos-Zagreus comme illustration de la ritualisation initiatique chez Jane Harrison ou la figure de Priape comme reflet du comportement animal pour l'éthologie sacrificielle d'un Burkert; les relations de la parenté autochtone à l'exemple de la famille d'Œdipe ou le mythe de succession des premiers rois d'Athènes pour la combinaison de la dimension syntagmatique dans l'établissement d'un pouvoir politique et de la dimension paradigmatique dans le jeu entre nature et culture pour l'analyse structurale des mythes et de leur logique proposée par Lévi-Strauss (et pour une véritable grammaire de l'action narrative articulant différents niveaux sémantiques dans la remarquable application au récit hésiodique de la création de Pandôra qu'offre Vernant).
Selon Csapo, l'analyse proposée par Vernant du jeu organisé par le récit de la création de la première femme entre les différentes pratiques sociales et culturelles du mariage, du sacrifice et de l'agriculture dessine le cadre idéologique définissant pour les Grecs la condition humaine dans la mortalité, sinon la passion de la femme. Avec un appui sur l'analyse structurale offerte par Marcel Detienne du jeu complexe des oppositions binaires entre les figures divines d'Aphrodite et de Déméter et les rites des Adonies d'une part, des Thesmophories de l'autre, ce type de lecture est repris par Csapo lui-même, dans le contexte du relativisme culturel du postmodernisme et des équivalences dans l'échange marchand généralisé induit par la "culture du capitalisme postindustriel", En effet "like structuralism, ideological analysis views the conceptual world as a social construct" (298): c'est ainsi que l'ouvrage dense qui se présente comme un manuel des théories de la mythologie débouche sur une interprétation propre du "mythe d'Héraclès". Lu selon une grille organisant valeurs morales et activités sociales des Grecs selon les trois classes des aristocrates athlètes, des marchands et des agriculteurs, la biographie d'Héraclès (réduite à un compte-rendu de mythographe) apparaît comme une exploration des contradictions, des conflits et des ambiguïtés entre l'athlétisme et sa gloire, le commerce et l'échange monétaire, et le travail de la terre pour la production agricole. Les fameux travaux du héros illustreraient donc, dans une grammaire des actions, les médiations possibles entre le statut du citoyen et celui de l'esclave notamment dans les valeurs de la reconnaissance et de la confiance réciproques, entre liberté et nécessité. Dans la réduction de la triade sociale à une simple opposition de type structural entre libre et non-libre (ce dernier pôle réunissant marchand, commerçant, journalier et esclave) autant la naissance extraordinaire de "Gloire d'Héra" que son apothéose par le mariage avec "Eternelle Jeunesse" sont ignorés.
C'est que, en dépit d'une allusion aux travaux de Mihai Bakhtine rien n'est dit des formes discursives, en général poétiques, sans lesquelles les récits que nous appréhendons comme mythiques n'auraient pas la moindre efficacité - ne serait-ce qu'idéologique. Or il semble désormais difficile de saisir la portée référentielle de ces mondes possibles, de ces constructions fictionnelles subtiles que nous appelons mythes sans prendre en considération la pragmatique des formes poétiques par lesquelles ils prennent leur signification: à l'égard de circonstances d'énonciation qui intègrent aussi bien les pratiques rituelles que les valeurs qu'ils mettent en scène de manière figurative et métaphorique. La mythologie n'est rien sans la poétique: pas de mythe d'Œdipe sans la tragédie homonyme de Sophocle aux Grandes Dionysies de l'Athènes classique. [2]
Livre sans doute utile pour les théoriciens des mythes, enseignants et étudiants, mais contestable et daté dans ses conclusions pratiques.
Annotations:
[1] Sur cette histoire, cf. M. Detienne: L'invention de la mythologie, Paris 1980, et C. Calame: Myth and History in Ancient Greece, Princeton / Oxford 2003.
[2] Voir à ce propos, si je puis me permettre, le chapitre introductif de mon ouvrage Poétiques des mythes dans la Grèce antique, Paris 2000, ainsi que Ch. Delattre: Manuel de mythologie grecque, Paris 2005, 17-62.
Eric Csapo: Theories of Mythology (= Ancient Cultures), Oxford: Blackwell 2005, xiii + 338 S., ISBN 978-0-631-23248-3, GBP 17,99
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