Depuis Seneca, a Philosopher in Politics (1976), M. Griffin s'est imposée comme l'une des plus éminentes spécialistes de Sénèque. Sa force réside dans la prise en compte simultanée des données socio-politiques et philosophiques pour éclairer la pensée du Cordouan. Cette méthode se retrouve dans le livre ici recensé, dont les racines remontent d'ailleurs à la rédaction de Seneca. Griffin y aborde un traité plutôt négligé: le De beneficiis, dont elle vient de donner, avec Br. Inwood, une remarquable traduction (Chicago, 2011).
Pour "rendre le traité plus accessible et plus maniable aux étudiants et aux collègues" (vii), [1] Griffin divise son étude en trois volets: A) thème des bienfaits; B) présentation du traité (date, structure, méthode), etc.; C) synopsis de chaque livre, suivi de notes. À l'heure où fleurissent des Companions qui juxtaposent bien souvent une suite d'articles sans unité réelle, Griffin nous offre un outil de premier ordre pour accompagner la lecture d'un ouvrage parfois déroutant.
A) Griffin montre d'abord comment le De beneficiis prolonge, avec des changements dus à de nouveaux cadres politiques, la pensée cicéronienne du De officiis: livrer un code de conduite à la classe dirigeante romaine.
Puis viennent l'étude de la tradition philosophique antérieure sur la bienfaisance et l'exposé des deux façons dont le sujet a été traité: par rapport à un autre thème ou per se. Le De beneficiis étant le seul exemple de cette dernière catégorie, il est difficile d'évaluer son originalité. Il est néanmoins probable qu'il ne démarque pas servilement une source grecque, car il prolonge une pensée personnelle ancienne de son auteur sur le rôle de la bonté dans le fonctionnement harmonieux d'une société.
Griffin, remaniant un article plus ancien, analyse ensuite longuement les liens entre le De beneficiis et la société romaine. La conception sénéquienne ne peut s'analyser en termes de patronage, ni de dette. Certains aspects semblent même idéalisés et loin de toute pratique, mais cette impression est erronée, ce que démontre Griffin en décrivant bien la notion de parénèse par l'hyperbole (47). En outre, les principes de Sénèque, bien conscient des vilenies humaines, rejoignent ceux de la morale populaire et sont également conformes à l'usage des classes supérieures (cf. Lettres de Pline). Griffin examine alors comment le Cordouan concilie l'idéal aristocratique avec le Principat: les règles générales définies dans le traité s'appliquent au princeps, qui traitera les Romains en pairs, non en sujets. Malgré ses pouvoirs, l'empereur peut du reste recevoir des bienfaits de ses concitoyens, notamment par des legs. Griffin se demande enfin pourquoi Sénèque a délaissé certaines questions: les bienfaits offerts à une communauté (insistance sur des rapports personnels, bienfaits adaptés à un individu); la limite entre bienfait et corruption (relève de la loi); le cas d'intermédiaires obtenant des bienfaits pour un tiers (inutile d'obscurcir la démonstration en envisageant toutes les situations).
B) Pour la date du traité, Griffin refuse désormais de proposer une fourchette plus précise que 56-64. Le destinataire du traité, au cognomen si approprié (Aebutius Liberalis), est vraisemblablement un chevalier; il est plausible qu'il possède la générosité que lui prête Sénèque.
Plus original est le questionnement sur le titre: au lieu de se contenter de la réponse traditionnelle (pas d'équivalent exact au grec charis, utilisé par les prédécesseurs du stoïcien), Griffin se demande pourquoi Sénèque n'a pas employé le mot gratia: elle avance plusieurs hypothèses, dont les plus satisfaisantes sont que beneficium porte, plus que gratia, l'accent sur celui qui donne, et non sur celui qui reçoit, et que le traité fournit du beneficium une définition bien plus exigeante que celle entendue d'habitude: c'était peut-être une façon de déconcerter et de surprendre le lecteur.
Griffin dégage une structure assez nette du traité: les livres I-III examinent comment se donne, se reçoit et se rend un bienfait; le livre IV, en quelque sorte le pivot, articule ces questions avec la doctrine stoïcienne; les livres V-VII, construits en symétrie avec les livres I-III, examinent plus précisément, et en poursuivant l'approfondissement théorique, certains cas concrets délicats.
La stratégie pédagogique que Griffin met en évidence est liée à ce plan: alors que les livres I-III traitent surtout des praecepta (i.e. des commandements simples pour un apprenti philosophe), les suivants, plus complexes, supposent des progrès de Liberalis, ce qui rappelle le schéma des Lettres à Lucilius.
Griffin compare ensuite le traitement de certains points dans le De beneficiis et dans le livre II du De clementia ou les Lettres 73 et 81. Elle aboutit à une conclusion comparable à celle que Bellincioni avait donnée pour le triptyque De ira-De clementia-De beneficiis: [2] Sénèque prônerait une attitude toujours plus humaine, en particulier pour celui qui, contrairement au sage, n'est pas pleinement sûr de ce qu'il doit de faire (161).
Un bref chapitre revient sur la réception du traité jusqu'à la Renaissance.
C) La troisième partie est sans doute celle qui sera la plus consultée, car elle est un guide commode et sûr du traité. Elle résume et éclaire la démarche suivie par S. dans chaque livre, à travers un synopsis complété par des remarques.
Les synopsis, tenant sur deux pages, remplissent parfaitement leur rôle: permettre de suivre le raisonnement de Sénèque.
Les notes résument les grands mouvements du texte et formulent des remarques ponctuelles. Celles-ci sont d'ordre essentiellement exégétique, explicitant une démonstration ou fournissant les renseignements lexicaux, historiques, sociaux et philosophiques indispensables à la bonne compréhension du passage. L'établissement du texte n'est discuté que lorsque le sens est profondément engagé; les parallèles avec d'autres auteurs, fournis avec parcimonie et discernement, traitent presque seulement du fond; les références à des auteurs modernes sont limitées.
En fin de volume: notices biographiques des personnages évoqués, index locorum, index nominum rerumque.
En somme, Griffin a le constant souci de rendre service à son lecteur, ce qui se traduit, bien sûr, dans les synopsis et les notes, mais aussi dans la limpidité du style et dans la clarté des démonstrations, qu'on suit d'autant mieux que des subdivisions, sous-titres et conclusions récapitulatives dirigent la lecture. La bibliographie, irréprochable, est très à jour. Sans méconnaître les apports récents de l'anthropologie (e.g. 40-42), Griffin en fait un usage plus discret que d'autres savants. [3]
Voilà un ouvrage qui remplit pleinement son but affiché de guider étudiants et enseignants, mais qui, par sa profondeur, sa nouveauté et sa solidité, va au-delà et fait considérablement progresser notre compréhension du traité.
Tous les lecteurs de Sénèque éprouveront à coup sûr une grande gratitude pour un tel bienfait.
Notes:
[1] Dans ces conditions, les redites occasionnelles (e.g. sur gratiam reddere, 39, n. 44; 116, n. 20; 209-210) ne sont en rien un défaut.
[2] M. Bellincioni: Potere ed etica, Brescia 1984.
[3] Voir certains articles dans M. Picone / L. Beltrami / L. Ricottilli (edd.): Benefattori et beneficati. La relazione asimmetrica nel de beneficiis di Seneca, Palerme 2011.
Miriam T. Griffin: Seneca on Society. A Guide to De Beneficiis, Oxford: Oxford University Press 2013, XII + 397 S., ISBN 978-0-19-924548-2, GBP 95,00
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