Cynthia Brown est l'une des grandes spécialistes de la littérature française du bas Moyen Âge. Elle offre ici un essai à la confluence de l'histoire politique, littéraire et de l'histoire du genre. Elle propose de nouvelles pistes de réflexion sur les femmes de pouvoir à l'aube de la Renaissance, en étudiant leurs bibliothèques, les livres qu'elles lisaient - ou plus simplement possédaient - et les enluminures qui les représentaient dans ces ouvrages (manuscrits et incunables). Elle s'appuie sur un exemple précis, celui d'Anne de Bretagne, souveraine exceptionnelle qui fut deux fois reine de France (elle fut successivement l'épouse de Charles VIII puis de Louis XII, et régna de 1491 à sa mort en 1514). Elle était aussi l'héritière du duché de Bretagne et, à ce titre, intervint, aux côtés de son époux, dans le gouvernement de la principauté.
L'ouvrage, illustré par quarante-huit représentations en noir et blanc, est construit en cinq chapitres: les rituels d'entrée, l'analyse des allégories personnifiées par des femmes, les topoï sur les femmes dites célèbres, les reines et les princesses en deuil et le rituel funèbre les mettant en scène.
Le premier chapitre décrit les deux entrées d'Anne de Bretagne à Paris, et son - ou plutôt ses - couronnements dans l'abbaye de Saint-Denis (en 1492 et en 1504). Il s'ouvre - et le propos est novateur - sur la relation du mariage de la cousine de la reine, Anne de Foix, avec Ladislas de Hongrie en septembre 1502, commande spécifique d'Anne de Bretagne à son héraut d'armes Pierre Choque. Dans ce chapitre, Cynthia Brown consacre de belles pages à la relation par André de la Vigne de l'entrée de la souveraine à Paris en 1504, relation qui lui fut présentée sous une forme manuscrite (aujourd'hui Waddesdon Manor, Ms. 22). Les tableaux vivants offerts par la ville de Paris furent peu personnalisés, à l'exception de la présentation de cinq "Anne" de l'Ancien et du Nouveau Testament (deux d'entre elles avaient eu les plus grandes difficultés à concevoir), un tableau qui reflétait les préoccupations de la reine, incapable de donner à son époux et au royaume l'héritier tant attendu.
Le deuxième chapitre explore comment les auteurs et les artistes recherchèrent et glorifièrent le patronage des reines à travers la conception de figures allégoriques féminines. L'ouvrage de Jean Marot, le Voyage de Gênes, enluminé par Jean Bourdichon, témoigne des contradictions inhérentes aux représentations des femmes de pouvoir dans des livres écrits par des hommes. Ainsi la figure allégorique de Gênes - ville conquise par Louis XII -, une femme en deuil et en pleurs, renvoie à leur fonction traditionnelle de deuillantes. Par l'association implicite de Gênes (finalement soumise par la Raison) à Anne de Bretagne, le texte serait une métaphore du parcours politique de la reine elle-même, qui de duchesse insoumise de Bretagne était devenue reine de France.
Dans le chapitre 3, l'auteur s'intéresse aux ouvrages reprenant ou prolongeant l'œuvre de Boccace, le De mulieribus claris. Anne de Bretagne aurait notamment inspiré la traduction - anonyme - de l'œuvre du célèbre écrivain, ensuite éditée par Antoine Vérard en 1493. Elle commanda également à Antoine Dufour cette Vie des femmes illustres, inspirée de Boccace, vaste galerie de portraits féminins qui offrait des analogies intéressantes entre la reine et des femmes vertueuses des temps anciens.
Dans le chapitre 4, Cynthia Brown souligne l'importance littéraire et iconographique des reines et des princesses en deuil, mêlant larmes et prières, image promue par les écrivains (Octovien de Saint-Gelais, Jean Lemaire de Belges) et qui plaçait ces femmes du côté de l'émotion, de la vulnérabilité et de l'expression excessive des sentiments.
Enfin, le dernier chapitre revient sur les livres cérémoniaux et leur impact politique et littéraire, l'auteur s'appuyant ici sur la relation par Pierre Choque de la mort et des funérailles d'Anne de Bretagne, décédée à Blois en 1514 (Commémoration de la mort madame Anne), relation reproduite en une trentaine d'exemplaires personnalisés envoyés aux grands seigneurs et dames des cours françaises et étrangères.
L'intérêt du livre est donc de présenter un grand nombre d'ouvrages écrits pour - plutôt que directement commandés par - Anne de Bretagne, autorisant une réflexion sur la place des femmes de pouvoir à la Renaissance. Selon Cynthia Brown, le portrait que les auteurs et les artistes - masculins - firent de la reine est ambigu, entre pouvoir (la souveraine incarne la majesté royale) et faiblesses inhérentes au sexe féminin. Le propos est intéressant, mais mériterait d'être approfondi dans plusieurs domaines.
Celui des sources tout d'abord: celles-ci sont essentiellement littéraires et iconographiques. Or, au moins pour les rituels présentés (entrées d'Anne de Bretagne dans le chapitre 1, ses funérailles dans le chapitre 5), les comptes, royaux ou urbains, permettraient de compléter l'analyse. L'étude de ces rituels a en outre été totalement renouvelée par l'historiographie récente qu'il faudrait davantage prendre en compte. Il convient enfin de s'interroger plus concrètement sur la réalité et sur les modalités d'exercice du pouvoir au féminin: les historiens insistent bien plus aujourd'hui sur la complémentarité des fonctions au sein du couple royal, que sur la nécessaire opposition des sexes. L'ouvrage est néanmoins d'un grand intérêt pour toute réflexion sur le patronage littéraire, l'étude des bibliothèques et la construction d'un discours - essentiellement masculin - mettant en scène, à travers le personnage d'Anne de Bretagne, un idéal de pouvoir au féminin. Cynthia Brown sait mener avec brio ses lecteurs à travers les méandres complexes de la cour de France et nous fait percevoir aussi bien sa dynamique dans les domaines littéraire et artistique, que ses tensions politiques.
Cynthia J. Brown: The Queen's Library. Image-Making at the Court of Anne of Brittany, 1477-1514 (= Material Texts), Philadelphia, PA: University of Pennsylvania Press 2011, XII + 402 S., 48 s/w-Abb., ISBN 978-0-8122-4282-9, USD 79,95
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