La première rencontre du programme de recherche sur la compétition dans les sociétés du haut Moyen Âge, tenue à Francfort en juin 2011, s'est attachée à comprendre comment la recherche de la performance individuelle et collective, caractéristique des sociétés grecque et romaine, survit à la disparition des jeux du cirque. Comme le rappelle François Bougard en introduction (5-41), les intellectuels chrétiens comme Tertullien, Lactance ou encore Augustin critiquent en effet radicalement toutes les formes de compétition, réputées païennes et ruineuses. Ce faisant, ils mettent moins en cause les athlètes que les spectateurs, vaniteux au point de s'arroger la place qui revient à Dieu seul, à savoir celle du juge. La diffusion de tels propos mais aussi la christianisation des manifestations du pouvoir et des élites locales, le délitement progressif des institutions, le coût exorbitant des spectacles et la faible appétence des Barbares pour les affrontements ludiques provoquent en Occident le déclin des jeux traditionnels puis l'abandon ou la transformation des édifices destinés à les abriter. Cette évolution entraîne une mutation formelle et une perception nouvelle des pratiques agonistiques.
Dans la partie de l'ouvrage consacrée aux jeux, épreuves, joutes et tournois, qui rassemble à elle seule près de la moitié des contributions, Jean-Michel Picard met en valeur l'exception irlandaise (59-73). En dépit de la christianisation, les populations insulaires continuent en effet de s'enthousiasmer pour les courses de chevaux et le hurling, un jeu de balle à la crosse potentiellement violent, lors des grandes assemblées calendaires intertribales. Dans le reste de l'Occident, les confrontations spectaculaires ont tendance à s'effacer au profit de compétitions plus intimes et plus policées. Bruno Dumézil souligne ainsi (45-58) que les jeux de société suscitent un véritable engouement et n'apparaissent comme des pratiques puériles et méprisables qu'à l'époque carolingienne. En dehors de cette parenthèse chronologique, ils permettent aux élites de renforcer leur cohésion et de satisfaire leur besoin de confrontation. Ils avalisent également la hiérarchie sociale, dans la mesure où la victoire revient en principe au meilleur, c'est-à-dire au plus puissant des adversaires. Dans les bandes armées de l'Europe du Nord étudiés par Alban Gautier (75-91), les jeux de plateaux clivent cependant plus qu'ils ne rassemblent, du fait que les guerriers évoluent dans un milieu fortement concurrentiel qui les contraint à se défier sans cesse. Rodolphe Keller observe un phénomène similaire pour le monde carolingien (93-106), dans lequel il pointe un paradoxe: les lettrés tentent de promouvoir un idéal de paix, d'unité et de concorde au moment même où les grands voient dans l'accomplissement d'exploits militaires, portés à la connaissance du plus grand nombre, un moyen de valorisation personnelle.
Dominique Barthélémy (111-129), Xavier Storelli (131-159) et Florian Mazel (161-179) décryptent ensuite le retour des valeurs de compétition sur le devant de la scène à la faveur d'une définition de l'éthique chevaleresque fondée sur l'exploit individuel. Le premier avance que si le tournoi commence à se distinguer de la guerre féodale vers 1050 par le truchement d'une nouvelle escrime de la lance, il s'en affranchit totalement plus d'un siècle plus tard. Le deuxième discute la notion de mérite chevaleresque. Il finit par admettre l'existence d'une compétence militaire indépendante de la naissance dont il ne faut pas surestimer l'importance et les conséquences en termes d'ascension sociale. Le troisième montre comment les disputes poétiques des troubadours mettent en avant les valeurs courtoises au détriment des qualités guerrières au sein d'un milieu aristocratique où il s'agit désormais de devenir le meilleur serviteur d'une norme collective.
La deuxième partie de l'ouvrage se concentre sur la compétition verbale et ses prolongations pratiques. Hans-Werner Goetz voit ainsi dans les entretiens de Grégoire de Tours (183-198) un instrument de combat et une réponse concrète à la menace réelle que constituent l'arianisme et le judaïsme dans un contexte de forte concurrence religieuse. Stéphane Gioanni (199-219) complète cette analyse. Il montre que le discours unilatéral et excluant des penseurs chrétiens s'accommode difficilement des joutes oratoires. Foncièrement égalitaires et attentives aux beautés de la rhétorique, celles-ci se démarquent de la controverse et ne cherchent pas à défendre un dogme, ce qui conduit à leur disparition. La compétition verbale prend parfois des allures plus pacifiques. Elle relève alors davantage de l'émulation que de la concurrence. Tel est le cas à la cour de Charlemagne où des intellectuels venus d'horizons différents s'affrontent dans des concours de poésie. Selon Claire Tignolet (221-234), cette pratique permet d'agréger les intérêts et les sensibilités autour du souverain, garant de la concorde et de l'unité de ses fidèles. Le travail de Jan Rüdiger (235-250), placé en fin de chapitre, n'a aucun rapport avec les trois contributions précédentes puisqu'il porte sur la grande importance des pratiques agonistiques dans la polygynie médiévale.
La troisième et dernière série d'études s'intéresse aux athlètes de Dieu. Flavia de Rubeis établit que le motif de la couronne, répandu dans un premier temps sur les inscriptions grecques et prétoriennes, ne devient un symbole chrétien associé au martyre qu'à partir du IVe siècle (253-271). Marie-Céline Isaïa montre justement (273-292) que les auteurs du très haut Moyen Âge cessent de glorifier la mort sanglante en place publique car ils valorisent le martyre blanc, nourri de passivité, d'intériorisation et de patience. Elle émet, en outre, l'hypothèse stimulante que la véritable nouveauté de l'hagiographie carolingienne consisterait en un retour en grâce du martyre violent, par définition agonistique. Geneviève Bührer-Thierry révèle d'ailleurs que les expressions "athlète de Dieu" ou "athlète du Christ", assez rares dans les textes latins digitalisés de l'ensemble du Moyen Âge (293-309), se rencontrent surtout dans les sources patristiques et mérovingiennes. Elles désignent alors les martyrs qui meurent pour leur foi ou mettent leur corps à l'épreuve d'une ascèse rigoureuse. Les mentions se raréfient à l'époque carolingienne et se rapportent souvent à la prédication. Pour finir, Émilie Kurdziel achève de souligner, à travers l'exemple de Rathier de Vérone (311-332), qu'après sa réduction carolingienne à une expression strictement spirituelle, l'agon commence dès le Xe siècle à réinvestir la sphère politico-sociale.
L'ouvrage ne comporte aucune illustration, en dépit des nombreuses références aux sources matérielles telles que les pièces de jeu d'échec, les jetons ou encore les gravures funéraires. Il faut aussi noter l'absence de conclusion malgré la présence d'un index (333-352) destiné à faciliter le repérage des thématiques transversales.
François Bougard / Régine Le Jan / Thomas Lienhard: Agôn. La compétition, Ve-XIIe siècle (= Collection Haut Moyen Âge; 17), Turnhout: Brepols 2012, 354 S., ISBN 978-2-503-54408-3, EUR 65,00
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