Peter Cooke, un spécialiste reconnu de Gustave Moreau, reprend et approfondit plusieurs aspects de ses travaux antérieurs pour offrir une nouvelle synthèse sur le peintre. [1] Son ouvrage, fruit d'un travail de longue haleine, démontre avec brio la complexité d'un œuvre hors du commun. Tout amateur ayant été en contact avec celui-ci sait que Moreau demeure un artiste singulier, dont l'art se laisse difficilement enfermer dans des catégories toutes faites. Pour autant, Cooke a raison de réfuter l'idée selon laquelle il fut un parfait isolé. Si l'auteur n'est pas le premier à le faire - Geneviève Lacambre a naguère apporté des arguments décisifs en ce sens - il adopte le parti de mettre systématiquement l'œuvre atypique de Moreau en rapport avec les principales questions esthétiques et politiques qui l'ont nourri. Attentif à l'établissement de la réalité historique, Cooke renouvèle le regard sur l'artiste et propose des pistes convaincantes pour mesurer son apport à l'histoire de l'art français du XIXe siècle. Une des forces du livre est d'interpréter la production moréenne à la lumière d'une série de rapprochements avec les mouvements artistiques et intellectuels de son temps. Cooke démonte ainsi magistralement le mythe de l'isolé, si cher aux écrivains "fin-de-siècle", Huysmans en tête, et entretenu depuis par ceux qui, par méconnaissance ou par idéologie, ont détaché l'œuvre de Moreau de son contexte d'origine. L'étude est donc d'abord et délibérément contextuelle. Or il ne s'agit ni de faire valoir des rapports d'influence simplistes ni de mettre au jour une forme de déterminisme temporel, mais plutôt de sonder les liens multiples et surtout complexes qu'un artiste a entretenu avec son époque. L'intérêt de la démarche consiste en outre à ne pas opposer originalité et inscription au cœur d'une période. Homme de son siècle, Moreau l'était indéniablement, ce qui ne l'a pas empêché de devenir un créateur extrêmement original ... et de le rester, par-delà le passage du temps.
Dans cette perspective, il est logique de s'intéresser aux relations interpersonnelles, artistiques, professionnelles et idéologiques de Gustave Moreau. L'ouvrage apporte des éléments utiles et neufs pour situer les rapports de l'artiste avec ses prédécesseurs, ses contemporains immédiats, ses élèves. Cooke évoque tantôt des peintres ayant fait l'objet d'une reconnaissance publique et officielle, tantôt des artistes liés aux cercles d'avant-garde. Fort appréciable dans le contexte, cette absence de distinction discriminante entre les deux groupes contraste avec la lecture moderniste qui s'est imposée au long du XXe siècle. C'est du reste en partie à cause de l'hégémonie de cette dernière que relativement peu de thèses et de travaux scientifiques ont été consacrés à Moreau. En dépit de la visibilité de ses œuvres (présentes dans les collections muséales, exposées régulièrement, elles figurent aussi dans maints ouvrages), l'artiste n'occuperait pas encore la place qu'il mérite dans l'histoire générale de l'art, en particulier dans celle, récemment renouvelée, de la peinture académique du XIXe siècle. [2] Cooke remarque que, grâce à la distance prise ces trois dernières décennies par rapport à une vision étroitement formaliste, il est désormais possible de revisiter l'œuvre de Gustave Moreau de façon plus juste et plus critique - et sans forcément devoir le rattacher à un quelconque mouvement en "isme". On se rappellera ainsi que, devant la difficulté d'intégrer ce peintre au grand récit progressiste (et lisse) liant Delacroix à Picasso, puis Monet aux abstraits américains d'après 1945, il était habituel de passer sous silence l'enracinement de Moreau dans la tradition académique pour valoriser uniquement ses côtés plus modernes: sa facture si particulière, ses œuvres "abstraites" avant la lettre, son atelier ouvert aux jeunes Matisse, Manguin, Rouault, etc. Sans négliger les éléments fondateurs de cette modernité, Cooke n'hésite pas à mettre en évidence des aspects foisonnants et en apparence contradictoires d'une personnalité artistique qu'il perçoit, à juste titre, comme un "réactionnaire novateur". [3]
Le plan chronologique de l'ouvrage [4] permet de retracer ce que Peter Cooke appelle le "développement" de l'œuvre moréen. Saluons l'emploi de cette notion, qui signale un déploiement diachronique sans connoter une idée de progrès. En même temps, l'auteur ne renonce pas au découpage thématique puisqu'il aborde, de multiples manières et sur la longue durée, les trois thèmes annoncés dans le sous-titre: peinture d'histoire, spiritualité et symbolisme. La nouveauté de l'ouvrage ne réside pas tant dans le choix de ces trois dimensions, déjà connues et étudiées, que dans le traitement rigoureux et informé de celles-ci. Cooke examine méthodiquement chaque aspect au fil de la carrière de l'artiste, de façon à faire émerger la spécificité de son art. Il tente d'expliquer pourquoi Moreau a toujours tenu à se présenter comme un peintre d'histoire; c'est d'ailleurs ce titre (et uniquement celui-ci) qui apparaissait sur sa carte de visite. Le chercheur insiste alors sur sa relation fondamentale, quoique ambiguë, à la tradition académique. Cooke montre comment, dans l'esprit de Moreau, grand art et recettes d'école s'opposaient, d'où ses mots durs à l'égard de l'académisme. On ne saurait ainsi comprendre sa peinture sans prendre en compte sa dimension à la fois idéaliste et intrinsèquement spirituelle. Cooke perçoit une évolution dans les convictions philosophiques et religieuses du peintre: l'idéalisme spiritualiste un peu vague des débuts cède peu à peu la place à un catholicisme ultramontain. L'auteur note un développement un peu similaire sur le plan esthétique, ce qui l'amène à reconsidérer les rapports de Moreau avec le symbolisme, une mouvance à laquelle il ne se rattache qu'avec ambivalence.
Dans chaque chapitre, l'auteur s'attache longuement aux œuvres, procédant à des analyses détaillées et souvent comparées. La confrontation des peintures choisies avec celles d'autres artistes se révèle particulièrement éclairante pour mesurer ce qui rapproche et distingue Moreau de ses contemporains. Fait notable pour le lecteur sensible au domaine en plein essor des écrits d'artistes, une importance très significative est accordée aux textes de Moreau, dont plusieurs étaient demeurés inédits jusqu'à la publication, par Cooke lui-même, des deux volumes de ses écrits. [5] Une connaissance aussi précise des manuscrits conservés au Musée Gustave Moreau confère beaucoup de profondeur au propos. Peu de défauts, enfin, sont à signaler: outre de rares coquilles (attention à l'usage du trait d'union dans les citations françaises en notes) et quelques effets de raccourci émaillant çà et là les analyses (elles tiennent sans doute au fait que l'auteur a développé ces points dans d'autres publications), on déplorera que Peter Cooke n'ait pas toujours pris la peine de définir les concepts essentiels à sa démonstration (p. ex. celui de "peintre-poète"), ni d'annoncer plus clairement ses partis pris théoriques et méthodologiques. Mais ces faiblesses mineures n'altèrent pas la qualité d'ensemble d'une étude qui démontre remarquablement bien l'intérêt que représente encore aujourd'hui l'œuvre riche et multiforme de Gustave Moreau.
Notes:
[1] Senior Lecturer à l'Université de Manchester, Peter Cooke a consacré de nombreux travaux à Gustave Moreau: outre sa thèse soutenue à Oxford en 1995, il a publié une vingtaine d'études sur l'artiste (articles, contributions à des catalogues d'expositions, ouvrages, etc.) en plus d'avoir édité ses écrits.
[2] Voir notamment Scott Allan: Gustave Moreau (1826-1898) and the Afterlife of French History Painting, PhD dissertation, Princeton University, 2007. Les travaux de Pierre Sérié apportent un point de vue plus général sur la résurgence de la peinture d'histoire en France dans la deuxième moitié du XIXe siècle: Joseph Blanc (1846-1904), peintre et décorateur, Paris, École du Louvre / Réunion des musées nationaux, 2008 et surtout sa thèse La Peinture d'histoire en France (1867-1900): la Lyre ou le poignard, soutenue à la Sorbonne en 2010 et éditée chez Arthena, 2014.
[3] "At war with the naturalism of history, Moreau was an excentric and innovative reactionary, passionately devoted to the pictorial expression of ideas and emotions".
[4] Cela distingue cet ouvrage de l'essai publié en 2002 par le même auteur (Gustave Moreau et les arts jumeaux. Peinture et littérature au dix-neuvième siècle), dont le plan était plutôt thématique. Par ce choix, Cooke se rapproche davantage des autres ouvrages parus en français sur l'artiste, dont ceux de Pierre-Louis Mathieu.
[5] Gustave Moreau, Écrits sur l'art, vol. 1: Sur ses œuvres et sur lui-même; vol. 2: Théorie et critique d'art, Peter Cooke (dir.), Frontfroide, Bibliothèque artistique et littéraire, 2002.
Peter Cooke: Gustave Moreau. History Painting, Spirituality and Symbolism, New Haven / London: Yale University Press 2014, X + 242 S., 50 Farb-, 100 s/w-Abb., ISBN 978-0-300-20433-9, GBP 45,00
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