Ce sont plus de 4.000 entrées qui s'affichent au-dessus de l'Europe sur la carte du site https://veronicaroute.com - autant d'images aujourd'hui conservées du linge légendaire dans lequel le Christ aurait imprimé son visage en portant sa croix vers le Golgotha, avant de le donner à sainte Véronique. À la fin du Moyen Âge, ces "vraies images" existent dans toutes les régions d'Europe et dans une grande diversité de matériaux. La plupart ont pour origine la sainte Face de Rome, qui occupe une place sommitale dans l'économie des images de dévotion dans la Chrétienté latine des derniers siècles du Moyen Âge, par son statut de vera icona et par sa diffusion sans égal.
On comprend que le champ d'étude des saintes Véroniques ait alimenté de nombreuses publications, dont plusieurs revêtent une importance fondamentale dans l'historiographie des images médiévales en général, tant la Véronique est une image de dévotion stratégique pour comprendre toutes les autres. Ainsi les actes d'un colloque de 1996, The Holy Face and the Paradox of Representation, et le catalogue de l'exposition Il volto di Cristo à la Bibliothèque apostolique vaticane en 2000-2001 [1], dans le prolongement desquels se situe le présent recueil. Celui-ci résulte d'un colloque tenu au Magdalen College de Cambridge les 4 et 5 avril 2016 et compte vingt-et-une contributions en anglais. Ses belles illustrations et le remarquable travail d'édition en font un livre particulièrement agréable à consulter.
Herbert L. Kessler signe une précieuse introduction (13-30). Il est l'un des meilleurs connaisseurs de ces "vrais" portraits, ayant co-dirigé les actes du colloque fondateur de 1996. Il souligne la caractéristique centrale du culte de la Véronique, qui diverge du paradigme contemporain de l'authenticité: alors que tous ces portraits du Christ semblent avoir pour point de départ unique le voile conservé à Saint-Pierre-de-Rome, la Véronique est une image d'une grande plasticité. La relique elle-même semble avoir une apparence changeante, d'un siècle à l'autre (14-16). Les récits sur son origine sont multiples et s'hybrident : on la relie tantôt à la légende de la guérison miraculeuse de Tibère (Zbigniew Izydorczyk, 33-48) tantôt, chez Boniface de Vérone, à celle de l'image d'Edesse (Marco Petoletti et Angelo Piacentini, 250-259). Plusieurs articles mettent en lumière des aspects encore négligés de l'histoire de la relique romaine et de sa place dans l'histoire de la papauté, tel celui de Chiara Di Fruscia sur le culte de la Véronique sous les papes d'Avignon (218-231).
L'un des apports majeurs de cette publication est l'insistance sur la dynamique résolument polycentrique de la diffusion des Véroniques, différentes régions présentant différents types de "vraies images". Le visage du Christ reproduit d'après la Véronique de Rome évolue d'un contexte à un autre : Barry Windeatt met en évidence ses variations dans la série des Véroniques anglaises (58-71), Marc Sureda i Jubany et Stefano Candiani font de même en Aragon et en Lombardie (194-216 et 260-273). Raffaele Savigni montre l'hybridation de la Véronique avec une autre sainte image largement diffusée au Moyen Âge, le Volto Santo de Lucques (274-285). Les Véroniques ne sont définitivement pas une série de décalques d'une relique romaine auprès de laquelle les imagiers iraient puiser une vérité d'image pour toute la Chrétienté.
Cette image s'adapte aussi à de multiples supports: si sa première grande phase de diffusion, au XIIIe siècle, concerne des manuscrits contenant l'Office de la sainte Face (dossier repris par Nigel Morgan 84-99), son essor est ensuite lié à des procédés de ré-impression de l'Empreinte du Christ: sceaux, moules à hostie, enseignes de pèlerinage (Aden Kumler, 84-113). Jeffrey Hamburger avait mis en lumière la production de petites vignettes peintes [2]; Hanneke van Asperen étudie les indices d'un large usage de ces images volantes, exécutées sur parchemin ou cuir et attachées dans des livres de prières (232-249).
Toutes ces images, loin de perdre de leur valeur par leur multiplication et leur distance à l'original, sont chargées d'une puissante efficacité. Kathryn M. Rudy en donne un exemple saisissant avec la pratique d'en gratter la peinture et de l'ingérer, postulant que le duc de Bourgogne Philippe le Bon (1396-1467) en était lui-même friand (168-173). Les questions du lien de la Véronique et de l'Eucharistie et des indulgences associées à l'image romaine et à ses multiples, mises en lumière lors du colloque de 1998, sont approfondies l'une par Rebecca Rist et l'autre par Etienne Doublier (114-125 et 180-193). La question des liturgies de la Véronique, autre manière par laquelle se diffuse le culte européen de l'image romaine, est elle aussi approfondie (Guido Milanese, Jörg Bolling et Uwe Michael Lang, 126-135, 136-143 et 144-155).
Dans le dernier article, Raffaella Zardoni, Emmanuela Bossi et Amanda Murphy présentent la précieuse base de données https://veronicaroute.com. Cet outil permet un regard d'ensemble sur la géographie et la chronologie de la Véronique. La forme même du recueil d'articles explique que le présent ouvrage n'en tire pas un grand parti. Au regard de l'ambition européenne affichée dans son titre, force est de constater qu'il traite essentiellement de la France, de l'Italie, de l'Angleterre et de l'Espagne. Ce sont là de puissants foyers de dévotion aux Véroniques, mais la carte interactive "Veronica Route" en laisse entrevoir dans d'autres régions sur lesquels on attend encore des éclaircissements: ainsi autour de Prague, en Pologne, en Scandinavie, en Roumanie ou dans les Balkans.
Ceci constituera sans doute l'étape suivante du travail: comprendre dans toute son ampleur la singulière géographie de cette image vers laquelle convergent les pèlerins de toute la Chrétienté latine et dont les représentations se retrouvent par dizaines dans la région de Vilnius comme dans celle de Quimper. Le beau travail réalisé à Neuchâtel sous le titre "Marie mondialisée" sur la diffusion du culte de la Vierge au XVIIe siècle [3] pourrait inspirer une démarche comparable pour la sainte Face au Moyen Âge, dont la diffusion constitue alors un phénomène singulier.
Il est bien sûr inévitable qu'un tel recueil laisse des angles morts, tant les Véroniques foisonnent. Ce précieux volume, riche d'articles de première importance, constitue néanmoins un nouveau jalon dans l'étude de ce phénomène iconique singulier.
Notes:
[1] Herbert L. Kessler / Gerhard Wolf (éds.): The Holy Face and Paradox of Representation, Bologne 1998 et Giovanni Morello / Gerhard Wolf (éds.): Il volto di Cristo, Milan 2000.
[2] Jeffrey Hamburger: The Visual and the Visionary. Art and Female Spirituality in Late Medieval Germany, New York 1998, en particulier sur les Véroniques 317-382.
[3] Nicolas Balzamo / Olivier Christin / Fabrice Flückiger (éds.): Marie mondialisée: l'Atlas Marianus de Willhelm Gumppenberg et les topographies sacrées de l'époque moderne (=Image et patrimoine), Neuchâtel 2014.
Amanda Murphy / Herbert L. Kessler / Marco Petoletti et al. (eds.): The European Fortune of the Roman Veronica in the Middle Ages (= Convivium supplementum), Turnhout: Brepols 2017, 303 S., 120 Abb., ISBN 978-80-210-8779-8, EUR 75,00
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