"Voyant qu'il faisait cela, Zeus menace Caineus et appelle les Centaures. Ceux-ci le fichent dans la terre, debout, et sur lui ils placent un rocher en guise de pierre tombale. Il meurt". Ce sont pratiquement les seules lignes à nous être parvenues, expressis verbis, de l'un des premiers historiens grecs. Ces mots d'Acousilaos d'Argos, nous les devons à la citation offerte par un probable commentaire à un poète comique, parvenu jusqu'à nous sur un fragment de papyrus d'Oxyrinque (fr. 22 Fowler).
Un "historien" et non pas un mythographe comme le voudrait l'éditeur récent d'une imposante Early Greek Mythography, édition commentée en deux volumes de tous les fragments des premiers historiographes grecs (par R.L. Fowler, Oxford, Oxford University Press, I: 2000, II: 2013). Par ses citateurs, Acousilaos lui-même est tour à tour qualifié de historikós, "enquêteur" le plus ancien (test. 1 Fowler), de historiográphos comme Hécatée (test. 5 Fowler = Hécatée test. 24 Fowler), et d'arkhaîos suggrapheús, d'ancien «rédacteur" (test. 2 Fowler = Hécatée test. 17a Fowler, sous le calame de Denys d'Halicarnasse dans le petit essai consacré à Thucydide). Il compte aussi parmi ceux qui ont entrepris de composer par écrit (suggráphein) une historía (test. 3 Fowler), c'est-à-dire un enquête comme celle d'Hérodote, en l'occurrence une recherche d'ordre à la fois historique et généalogique. [1] Quant à l'œuvre correspondante, si elle est en effet généralement désignée comme Généalogies, elle est aussi présentée en tant que première historía, une première "enquête" par l'historien Éphore (cf. FGrHist. 70 F 20a Jacoby): Acousilaos aurait affirmé qu'Achélôos aurait été de tous le fleuve le plus ancien.
Même si elle ne reprend malheureusement pas le texte de ces différents testimonia, on sera particulièrement reconnaissant à Ilaria Andolfi de préciser ces désignations en introduction à la remarquable édition commentée qu'elle nous offre des rares fragments de ce premier historiographe, cité par exemple par Platon. Dans le Banquet (178ab), à propos de la question de l'origine d'Éros, Phèdre affirme qu'Acousilaos s'accorde avec l'Hésiode de la Théogonie pour faire d'Éros une puissance première: sans parents, il serait né après Chaos - Béance et en même temps que Gaia - Terre. On le constate, la généalogie des êtres primordiaux, puis des figures héroïques qui conduisaient sans doute, dans une perspective argienne, jusqu'au temps présent commence par une brève cosmogonie, puis par des éléments de théogonie.
Ensuite, parmi les étapes marquantes de ce récit cosmo-, théo-, puis historiographique organisé selon le fil narratif de la généalogie, figuraient en tout cas l'apparition de Caineus, l'avatar de Cainéis, la fille d'Élatos, que Poséidon transforma en homme après son union inféconde avec la jeune femme; Caineus, qui devint les roi des Lapithes, qui s'engagea contre les Centaures et qui connut la fin que l'on a dite (fr. 22 Fowler). Acousilaos racontait aussi le destin de Phorôneus, le fils du fleuve Inachos et peut-être de la nymphe Argia, le premier homme ayant survécu au déluge d'Ogygès, le premier roi d'Argos / (fr. 23 Fowler). Mais l'historiographe d'Argos donnait aussi une version très particulière de l'enlèvement d'Hélène par Pâris et de la guerre de Troie; le rapt est attribué non pas à la volonté de Zeus, mais à celle d'Aphrodite de s'unir à Anchise pour donner naissance à Énée et pour fonder ainsi une nouvelle dynastie, selon l'indication d'un oracle (fr. 39 Fowler).
Est-ce à dire qu'Acousilaos peut être considéré comme un "prose rhapsode" (28) et ses Généalogies comme une "rhapsody in prose" (comme l'indique l'intitulé du livre)? Assurément, Acousilaos revisite la tradition généalogique des cités grecques en "cousant" et en organisant en un tout cohérent différentes versions et différentes traditions historiographiques. Par ailleurs il est vrai que, quant à la logique temporelle organisant le récit généalogique à partir du point axial que représente une première naissance et en suivant l'arborescence chronologique qui en découle, il n'y a pas de différence fondamentale entre le récit en diction épique et le récit en prose. [2] Malheureusement, du point de vue de la pragmatique de ces récits généalogiques et rhapsodiques en prose, nous n'avons aucun renseignement quant à leurs conditions d'énonciation et de performance (cf. 31).
On ne dira jamais assez les mérites du commentaire courant, à l'anglo-saxonne, qu'Ilaria Andolfi nos propose de ces différents fragments, en général de tradition indirecte, même si le respectable souci d'exhaustivité de l'auteure nous conduit parfois aux limites de l'exercice. Le fait qu'il soit assorti de notes de bas de page occasionnellement surabondantes n'en facilite naturellement ni la consultation, ni l'usage. Par ailleurs, contrairement à la plupart de ses collègues anglo-saxons, Ilaria Andolfi prend en compte non seulement la littérature secondaire en langue italienne et en langue allemande, mais aussi les (rares) travaux francophones; ces références sont consignées dans la bibliographie d'une quinzaine de pages qui, avec deux indices développés, conclut le volume.
Quoi qu'il en soit, le commentaire offert ne double en aucune façon celui produit récemment par Robert L. Fowler dans l'épais second volume (825 pages!) de son Early Greek Mythography. Embrassant tous les "mythographes" grecs jusqu'au début du IVe siècle, le Commentary offert par Fowler est en effet thématique, nous conduisant des protagonistes des premières théogonies jusqu'à celles et ceux du cycle troyen et à celles et ceux des "invasions doriennes". Ce commentaire transversal par rapport aux rédacteurs qui mettent en scène ces figures divines et héroïques est assorti d'un bref "commentaire philologique" consacré dans l'ordre alphabétiques à chacun de ces premiers historiographes. Cela pour dire qu'en complément, le bon outil de travail que nous offre Ilaria Andolfi peut prendre sa place avec profit dans la bibliothèque de toute personne intéressée aux premières formes de l'historiographie grecque.
Quant à question essentielle de la pragmatique de récits généalogiques qui nous éloignent de toute idée de mythographie, on pourra conclure avec Ilaria Andolfi elle-même: "Archaic genealogists were involved in the reshaping of the inherited lore, including cosmogonies and the very first stages of human history, in order to make a difference in their own times (...). Genealogies had a political and socio-cultural relevance" (8).
Notes:
[1] À ce sujet on pourra se référer aux remarques critiques que j'ai formulée vis-à-vis de la désignation comme mythographes des premiers historiographes grecs dans l'étude publiée sous le titre "Les Rédacteurs grecs d'enquêtes sur le passé héroïque : ni mythographes, ni mythographie", Kernos 29, 2016, 403-414.
[2] On verra à ce propos les remarques complémentaires présentées dans "Les fonctions généalogiques: Acousilaos d'Argos et les débuts de l'historiographie grecque", Europe 945/946, 2008, 87-108, avec en particulier le témoignage de Ménandre le Rhéteur 338, 1-15 (14-16 Russell-Wilson) = Acousilaos test. 4 Fowler ; en 336, 27-29, qui distingue entre poietaí, suggrapheîs, logográphoi et politikoí.
Ilaria Andolfi: Acusilaus of Argos' Rhapsody in Prose. Introduction, Text, and Commentary (= Trends in Classics - Supplementary Volumes; Vol. 70), Berlin: De Gruyter 2019, XVI + 186 S., ISBN 978-3-11-061695-8, EUR 109,95
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