Composé à l'occasion d'un projet original, cet ouvrage mêle ambition scientifique et narration d'une entreprise pédagogique. Lors d'une longue excursion à travers la Suisse médiévale et la France romane au printemps 2017, un groupe d'étudiant.e.s de l'Université Masaryk de Brno, encadrés par leur enseignant, a non seulement observé les œuvres in situ, mais aussi fait l'expérience d'une pérégrination de quatre mois, marquée par l'expérience de l'effort physique, et de l'incertitude face aux circonstances météorologiques comme aux rencontres humaines. La plupart des édifices visités étant historiquement inscrits dans un contexte de pèlerinage, ces expériences de marche au long cours doivent participer à une meilleure appréhension des œuvres.
Ce sont les réflexions de ces étudiants, et d'un certain nombre d'historien·ne·s de l'art qui les ont accueillis sur les lieux de visite, qui constituent les vingt-huit contributions monographiques de l'ouvrage. Elles sont regroupées en six chapitres thématiques, centrés autour des problématiques qu'a fait émerger cet exercice: l'inscription du pèlerinage dans un paysage, les zones liminales et les abords des sanctuaires, le passage de l'extérieur à l'intérieur des édifices, l'expérience matérielle de la sacralité, le voyage de pèlerinage et son imaginaire, et enfin un chapitre plus réflexif sur l'expérience vécue comme support de la réflexion et la transmission académique.
Ce qui frappe au premier abord dans les cinq premiers chapitres, c'est finalement le caractère assez usuel des contributions. En dehors des écrits introductifs et conclusifs, en effet, seul le sixième chapitre aborde la réflexion sur l'expérience particulière qui a donné lieu à cet ouvrage. Les problématiques développées et prises en compte dans l'ensemble du livre sont plutôt celles de l'historiographie récente, dans laquelle ces contributions prennent place efficacement, proposant à la fois de bonnes synthèses sur chacun des lieux, et des réflexions personnelles sous l'angle de préoccupations telles que la topographie du Mont Saint-Michel et de Notre-Dame du Port à Clermont, respectivement par Sabina Rosenbergová et Anna Kelblová, la mise en espace du lieu d'images dans la cathédrale de Lausanne par Adrien Palladino, la sensorialité de l'expérience face à des reliques à Conques par Ivan Foletti, l'évocation mémorielle et l'interaction entre imaginaire et expérience du lieu à Rhodes par Sofia Zoitou.
Cet ouvrage offre aussi une fenêtre sur l'expérience originale d'une réflexion itinérante et engageant le corps, avec ses richesses et ses limites. En effet, c'est surtout en terme de transmission et de pratique pédagogique que le projet semble concluant: un groupe d'étudiants et jeunes chercheurs démontre qu'il a incorporé un certain nombre de notions, telles que la prise en compte de la mise en espace des images, de la matérialité, de la sensorialité de l'expérience sacrée, et que tous ces éléments s'intègrent désormais à leur analyse de tout édifice roman. On ne saurait douter que l'expérience forte de la marche collective et prolongée, outre tout ce qu'elle peut apporter d'apprentissages humains extra-académiques, est aussi un accélérateur pour l'assimilation de notions et de problématiques construites patiemment, durant des décennies, par les historiens des images médiévales. En cela, l'exercice n'est pas forcément fondateur de perspectives théoriques novatrices, mais une manière de mettre en œuvre et de faire vivre ces notions.
En revanche, peu d'éléments scientifiques nouveaux, de découvertes à proprement parler émergent. Quelques réflexions sont néanmoins versées au dossier de la réception des œuvres, qui à ma connaissance ne sont pas encore des acquis de l'historiographie: c'est le cas de la notion d'efforts et de libération d'endorphine (Ivan Foletti, introduction), au moment de l'arrêt d'une longue marche, comme propice à l'instauration d'un rapport esthétique fort et d'une sensibilité exacerbée au sacré. Cette observation originale constitue le cœur de la participation du groupe au projet de recherche international "Iconic Presence: Images in Religion" dirigé par Hans Belting dans le cadre de la Fondation Internationale Prix Balzan [1].
Quelques réflexions sur le présent s'insinuent aussi au fil des pages, constituant une sociologie tâtonnante, intéressante par le regard extérieur mais parfois naïf qu'elle porte sur les communautés de croyants qui font aujourd'hui, à l'époque contemporaine, usage des édifices romans. À cet égard, les références sont plus ou moins maîtrisées, et de ce fait parfois discutables. Ainsi à deux reprises, Ivan Foletti (54), et Karolina Foletti (405), citent Jean Vanier comme un philosophe, sans contextualiser son rôle de fondateur des communautés de l'Arche, qui accueillent des adultes ayant un handicap mental - et donc sans prendre en compte toutes les implications (voire désormais le caractère polémique) de la référence [2].
Une dernière remarque s'impose à propos du titre choisi. Contrairement à d'autres ouvrages de ces dernières années, qui interrogent un phénomène d'exil depuis le point de vue d'une expérience exilée [3], l'usage du mot "migration" semble ici contestable pour désigner ce qui n'est en fait qu'un voyage, certes long par rapport aux habitudes d'une excursion académique, mais conçu comme un temps exceptionnel et borné. Ce n'est donc pas une migration: déplacement à long terme du lieu de vie ordinaire. L'usurpation du terme semble d'autant plus dommageable que le monde actuel nous expose à une large médiatisation, justifiée, de nombreuses expériences de migrations contraintes et douloureuses. Il est pertinent de les distinguer d'un voyage d'études choisi, quelle que soit la quantité d'effort et d'engagement physique mis en jeu par ce dernier.
En somme, cet ouvrage s'inscrit dans un projet plus large, et aux multiples ambitions. Édité sous la forme d'un beau livre, sur papier épais et doté de nombreuses illustrations en couleurs, il s'adresse au grand public. Dans le contexte du même projet ont aussi été produits un documentaire filmé, un site internet, un cours en ligne, ce qui donne assez la mesure de la préoccupation pour la diffusion extra-académique. Nous avons jugé plus haut que ce projet constitue un succès pédagogique, et il semble que les organisateurs partagent cet espoir et cherchent à élargir l'assistance pouvant bénéficier de leur démarche. Néanmoins, les auteurs ne renoncent pas pour autant à l'ambition de produire un ouvrage académique. Le monde universitaire reste donc un destinataire à part entière du livre. Il s'agit de fournir d'une part une série de petits essais au fait des préoccupations contemporaines dans l'étude des monuments romans, et d'autre part une réflexion sur cette expérience singulière dans le contexte de l'étude universitaire théorique et intellectuelle - sans doute avec la volonté d'en inspirer d'autres, plus ou moins similaires.
Notes:
[1] Fondation Internationale Prix Balzan: Prix Balzan 2015 pour l'histoire de l'art européen (1300-1700), disponible sur: https://www.balzan.org/fr/laureats/hans-belting/projet-de-recherche-anglais-belting (15/06/2020).
[2] Sur la figure de Jean Vanier, on renverra à la presse récente ou à sa fiche Wikipedia: https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean_Vanier#Enqu%C3%AAte_sur_des_abus_sexuels (15/06/2020).
[3] Voir notamment Images and Words in Exile. Avignon and Italy During the First Half of the 14th Century, dir. par Elisa Brilli / Laura Fenelli / Gerhard Wolf, Florence 2015.
Ivan Foletti / Katarína Kravčíková / Sabina Rosenbergová et al. (eds.): Migrating Art Historians on the Sacred Ways. Reconsidering Medieval French Art through the Pilgrim's Body (= Convivia; 2), Roma: Viella 2018, 467 S., 200 Farbabb., ISBN 978-8-8331-3105-4, EUR 70,00
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