L'alimentation et les pratiques alimentaires constituent un champ de recherche très vivant et stimulant depuis les dernières décennies, en Europe et partout dans le monde. Elles ont le mérite d'impliquer de nombreuses disciplines, dans la mesure où la nourriture, en tant que marqueur social, touche à de nombreux domaines de la vie, l'anthropologie, la vie sociale, économique, religieuse et politique.
Cet ouvrage est le fruit savoureux d'une collaboration entre jeunes chercheurs et chercheurs chevronnés (comme Werner Tietz, Univ. de Cologne, qui ouvre l'ouvrage collectif), ainsi qu'entre plusieurs universités, depuis plusieurs années.
Des Journées d'études ont déjà eu lieu à Nancy en 2013, à Luxembourg en 2016, dans la Römische Villa Borg à Perl en 2017, Liège en 2018. Et en 2018 encore, les 24-25 et 26 mai se sont réunis à Saarbrück (Université de la Sarre, avec la collaboration de l'Université de Potsdam) celles et ceux qui ont encore approfondi cette thématique, autour du thème que l'ouvrage a gardé en titre: Zwischen Hunger und Überfluss. Antike Diskurse über die Ernährung, que l'on peut traduire en français Entre faim et abondance. Les discours antiques sur les pratiques alimentaires.
Timo Klär (Univ. de la Sarre) et Eike Faber (Univ. de Potsdam) en ont dirigé la publication, très soignée. Les articles sont en majorité en allemand, mais il faut souligner aussi un article en français (de Manon Houbre, Univ. de Lorraine), un en italien (de Giuseppe Squillace, Univ. della Calabria à Cosenza), et un en anglais (Matthias Grawehr, Univ. de Bâle). Il faut souligner aussi que, si Rome est beaucoup plus représentée que la Grèce, les études présentées vont de l'époque archaïque grecque (celle d'Anne Sieverling par exemple (43-90), qui croise les sources en reliant les épopées homériques et hésiodiques ainsi que la poésie archaïque avec l'étude de la céramique et de l'archéobotanique pour analyser le discours sur l'alimentation) jusqu'à ce qu'on appelle l'Antiquité tardive.
C'est Werner Tietz (Univ. de Cologne) qui fournit la première contribution en quelque sorte magistrale, celle qui rappelle les possibilités et les limites qu'offrent nos sources, et la nécessité de l'usage des méthodes complémentaires pour mener à bien ce type de recherche.
Viennent ensuite des recherches agréablement complémentaires, seize en tout, très riches et impossibles à détailler dans le cadre d'un compte rendu. La littérature est largement représentée, tous genres confondus, poétiques, historiques, philosophiques, médicaux, religieux...
On lira par exemple Andreas Gutsfeld (Univ. de Lorraine) qui étudie Isidore de Séville (91-103), Eike Faber avec le cannibalisme chez Hérodote mais aussi dans la mythologie et l'histoire (217-244), Mercedes Och et les Vies des Césars de Suétone (155-170), Peter Riemer (Univ. de Potsdam) avec Horace et Pétrone (171-182), Guiseppe Squillace et Apicius (183-196). Tous ces textes trahissent un jugement sévère et moralisateur sur la nourriture et montrent à quel point les pratiques alimentaires introduisent des normes sociales ou religieuses, la consommation d'alcool en est un bon exemple (Christopher Degelmann, 245-266); voir aussi Bernadette Descharmes avec Horace, Martial et Pétrone (267-280); ou Heinrich Schlange-Schöninge avec saint Jérôme, dont il vient d'ailleurs d'écrire en 2018 une biographie (119-130); ou Manon Houbre qui montre à quel point les empereurs romains de l'époque tardive, chrétiens, sont coincés par les traditions impériales du banquet et l'ascétisme qu'il leur conviendrait de mettre en scène (197-213); ou encore à travers les offrandes faites au dieux (Timo Klär, 329-346) ou les prescriptions des Pythagoriciens (David Hernández de la Fuente, 347-358), sans oublier les textes d'Anthimus (Anthime, médecin du VIe siècle) qui prouvent que la manière de cuire et d'apprêter est aussi importante que le produit lui-même (Eva Baumkamp, 303-325).
Ces normes ont bien sûr créé des remous, l'histoire est malheureusement riche de ces épisodes de pénuries et de famines où la nourriture est l'enjeu de pouvoirs: Pedro Barceló (Univ. de Potsdam) rappelle ces révoltes de la faim (107-118) et Isabelle Künzer étudie ce modus moriendi, volontaire ou non, qui consiste à périr - ou faire périr - de faim (131-152). L'archéologie n'est pas en reste, avec par exemple Matthias Grawehr qui étudie des lampes à huile romaines en terre cuite dont les décorations (le radis par exemple) signent l'appartenance sociale des intervenants, preuve que peu importe la source, la nourriture est porteuse de sens et se donne à voir (281-301).
On a l'agréable impression d'un réseau de chercheurs, jeunes et moins jeunes, qui se forme et s'enrichit année après année. Les disciplines se croisent, les universités allemandes, luxembourgeoises, belges, françaises collaborent, échangent les informations, les frontières explosent pour mettre en relation, avec constance et patience, les compétences nécessairement multi et transdisciplinaires indispensables à ce genre de thématique.
Si le survol de cet ouvrage donne l'impression d'un certain éclatement dans la recherche, il en est ainsi depuis le début des études sur l'alimentation, qui est à la croisée de si nombreux intérêts. On est encore loin de pouvoir opérer la synthèse, mais le travail méticuleux et pointilliste de tous ces chercheurs contribue brillamment au chantier.
L'ouvrage a d'ailleurs essayé de classer, mieux que je ne le fais, les interventions en 5 sections: Le discours sur l'alimentation, Pénurie et Famine, Luxe et Abondance, Dimension sociale et Dimension religieuse. Mais il est parfois difficile de faire la distinction entre l'une et l'autre, tant on entend les échos entre les textes et tant les passerelles seraient possibles d'une section à l'autre. Chaque article est suivi d'une bibliographie très utile.
Un petit regret, mais il s'agit peut-être d'une omission intentionnelle: le rattachement institutionnel des chercheuses et chercheurs n'est pas indiqué, on ne sait s'il s'agit de doctorants ou de chercheurs confirmés. Est-ce volonté de présenter un groupe qui travaille sans se soucier de la hiérarchie universitaire et n'ayant que le souci de faire ainsi œuvre commune? Ce serait louable et sympathique, mais la recherche n'est pas virtuelle, et une page de présentation des chercheuses et des chercheurs serait pourtant très utile aux lecteurs, ne serait-ce que pour leur permettre d'entrer en relation avec eux et, pourquoi pas, de nourrir ce groupe qui ne demande qu'à se bonifier encore.
Eike Faber / Timo Klär (Hgg.): Zwischen Hunger und Überfluss. Antike Diskurse über Ernährung (= Potsdamer Altertumswissenschaftliche Beiträge; Bd. 71), Stuttgart: Franz Steiner Verlag 2020, 358 S., 15 s/w-Abb., ISBN 978-3-515-12628-1, EUR 59,00
Bitte geben Sie beim Zitieren dieser Rezension die exakte URL und das Datum Ihres letzten Besuchs dieser Online-Adresse an.