Après les études que lui avaient consacré Andreas Mehl et John Grainger, en 181 pages à peine, L. Hannestad propose une nouvelle biographie de Séleucos (chapitre 1 à 5) et surtout un tableau de l'Empire séleucide à la haute époque hellénistique (chapitre 6 à 9). Cette seconde partie fait l'originalité du livre. H. veut y faire le portrait de la culture matérielle du royaume (7), ce qui la conduit à s'appuyer sur les documents cunéiformes et sur les données de l'archéologie. Elle prend ainsi acte des déplacements dans l'historiographie depuis A. Kuhrt et S. Sherwin-White, mais y ajoute une remarquable attention aux détails archéologiques.
La première partie consiste en une biographie relativement classique de la carrière de Séleucos, qui se trouve caractérisé par deux traits. Pour Hannestad, Séleucos est d'abord un outsider: le fait qu'il n'appartienne pas à la noblesse macédonienne explique sa faible importance dans les cercles d'Alexandre, et ses déconvenues diplomatiques lors des grands moments de l'époque des Diadoques (26-27, 57, 69, ou 160). En même temps, cet individu fait preuve d'excellentes capacités militaires, qui lui valent la confiance des puissants (26 ou 43), et d'une remarquable connaissance du terrain oriental (36-37, 61) qui lui ont permis de s'imposer.
La deuxième partie expose les différents traits matériels de l'empire mis en place par Nicator. Hannestad étudie d'abord l'économie et l'administration des territoires dominés par Séleucos puis son fils: la distribution et la circulation des monnaies, les fluctuations des prix, parfois liées aux événements politiques (ainsi 85), les modalités de l'extraction des richesses par le roi et ses agents (outre la terre royale, voir 87-88 sur les taxes), et le rôle des amis. Au fond, ces domaines manifestent une grande continuité avec l'Empire achéménide et seules ont changées la langue impériale et l'économie, davantage monétarisée. Ensuite, Hannestad passe à l'idéologie royale, étudiant les différentes images offertes par le roi dans ses monnaies, puis dans les inscriptions: le souverain s'est adapté à des cultures hétérogènes, et plié à leurs traditions; il ne se pensait pas moins Macédonien (110). Étudiant alors la politique séleucide de fondation de cités, Hannestad est conduite à étudier la manière dont la domination royale s'est inscrite dans le territoire: centrée d'abord sur Babylone puis Séleucie-du-Tigre, elle se divise après 301 entre une partie occidentale ancrée dans la Tétrapole syrienne, et une partie orientale commandée depuis la Babylonie. Enfin, restituant la culture matérielle en Babylonie, en Susiane et en Bactriane, Hannestad montre que l'Empire séleucide était marqué par un fort régionalisme, offrant à voir partout des assemblages hétérogènes et des mélanges singuliers entre des éléments importés ou imités de Grèce, et d'autres au contraire dépendants de la culture locale.
Le tout est servi par une iconographie très riche et un remarquable travail d'édition: c'est un beau livre. [1] Deux points peuvent toutefois porter à la critique.
D'abord, le livre porte les marques de son histoire. Lancé dans les années 1990 autour d'une "archéologie de l'Empire séleucide" (7), il s'est étendu à d'autres problèmes. Or, si la bibliographie est à jour, tout se passe comme si Hannestad n'en avait pas tiré toutes les conséquences. Par exemple, les développements sur l'administration de l'Empire se concentrent sur la seule gestion économique et financière des territoires. Toutefois, les travaux récents offrent une vue bien plus complexe de ces questions. D'une part, les territoires font l'objet d'une gestion différenciée; le régionalisme qui caractérise la culture matérielle du royaume séleucide doit être exporté à son administration. D'autre part, l'administration des territoires n'obéit pas qu'à une logique simplement économique, mais s'intègre dans des problématiques de souveraineté. La terre royale, par exemple, n'est ni une simple source de revenus, ni une récompense octroyée en usufruit à certains individus: les degrés d'appropriation sont bien plus variés, tandis que les pratiques du souverain, économiquement irrationnelles mais politiquement fondées, lui permettent d'altérer les équilibres de son territoire. [2]
Ensuite, le problème de l'acculturation, au cœur du livre, pourrait être davantage thématisé. Hannestad veut décrire "the cultural meeting of Greek and local cultures" (13). Mais les arguments témoignant de cette rencontre sont parfois contestables, d'autant que la notion même de culture est ondoyante. À propos de BCHP 5, Hannestad écrit que "to prostrate oneself for a god is a Babylonian, not a Greek custom" (109): c'est pourtant aussi une pratique grecque. [3] 110, Séleucos "permitted local populations to continue their own religious traditions", et les respectait donc: mais aucun pouvoir politique grec n'a jamais voulu évangéliser ses ouailles, et la tolérance n'implique pas l'adhésion à un système de valeur. [4] 148, dans le palais d'Aï-Khanoum, "a typical eastern trait is the use of many interior corridors": le palais de Pella en compte pourtant déjà un certain nombre. [5] 95 sq., Hannestad s'intéresse une série de tétradrachmes représentant un homme casqué et cornu. Les monnaies ayant été retrouvées dans le Fars, les cornes de taureau étant un motif de divinité orientale et la représentation étant interprétée comme un portrait de Séleucos, le souverain aurait ainsi voulu envoyer "a deliberate message to the local populations of Babylonia and Iran, stating that the king connected himself with them" (96). [6] Néanmoins, le principal motif idéologique des monnaies de Séleucos est un chariot conduit par Athéna doublé d'une tête d'Héraclès ou de Zeus. Ces types sont répandus dans les franges orientales de son empire: "In a Near Eastern context, this image could perhaps be identified also with Baal or another principal god" (97). Adopter une iconographie étrangère, c'est communiquer avec les indigènes; ne pas adopter une iconographie étrangère, c'est quand même être compris par eux; dès lors, "anything goes". En fait, c'est la notion même de "culture" qui pose problème, en ce qu'elle désigne dans l'enquête au moins trois niveaux différents. Culture désigne d'abord un ensemble de techniques, comme par exemple 135 sur les techniques, grecques ou babyloniennes, de moulage des céramiques. Culture désigne ensuite un ensemble de formes complexes, comme 146-147 à propos du temple indenté d'Aï-Khanoum. Culture désigne enfin un ensemble de valeurs et d'idées, comme le respect à certains dieux, grecs ou autres. Il y a bien entendu des mélanges entre ces niveaux, sur lesquels Hannestad attire l'attention. En même temps, comme elle le remarque, il y a une discontinuité entre ces secteurs: les techniques sont rapidement adoptées, mais les idées, notamment en matière de religion, évoluent peu (155-156). On est donc fondé à se demander si l'utilisation de techniques est une "rencontre culturelle" au même titre que l'adoption de formes architecturales ou que la modification des mœurs. Lorsqu'à Aï-Khanoum, on utilise une vaisselle ressemblant à celle d'Athènes au IIIe siècle, qu'on se rend à un temple de forme curieuse mais qu'on y voue un culte à Zeus, est-ce de la même chose qu'il est question, à savoir de culture? L'éloignement temporel ou les lacunes de la documentation nous poussent ici à tout rabattre sous une même notion, qu'on devrait plutôt remettre en question.
Ces quelques remarques n'entachent aucunement l'étude de Hannestad, qui se montre la plus pénétrante lorsqu'elle dévie de son projet initial, décrire une rencontre culturelle, pour faire voir la discontinuité des transferts culturels et la variabilité régionale des formes de culture matérielle (156), ou pour insister sur la non-pertinence des catégories ethniques (72, sur le métissage d'Antiochos I, qui n'a jamais intéressé les sources). Le livre lui-même aura ainsi cette utilité extrême de fournir une recension remarquable des sources, notamment archéologiques, dans un contexte où elles se multiplient.
Notes:
[1] À la lecture, on note quelques coquilles. Par exemple, 13 Manni se prénomme Eugenio et pas B. E.; page 48 IG XII 4 devrait porter le n° 130, et il me semble que sa date basse est 305 et pas 307; n. 13 page 50, Wheatley est un "he" et pas un "she"; page 59, Démétrios est envoyé "to restore control over Athens", mais il ne l'avait jamais eu. De même, certaines phrases me semblent redondantes (10), voire bancales ("Demetrius received a message that Ptolemy had released Demetrius' wife and children").
[2] Laurent Capdetrey: Posséder la terre et contrôler les hommes. Dynamiques territoriales et statutaires dans l'Asie mineure de la haute époque hellénistique, dans: Statuts personnels et main-d'œuvre en méditerranée hellénistique, éd. par Stéphanie Maillot / Julien Zurbach, Clermont-Ferrand 2021, 349-381.
[3] Takuji Abe: Proskynēsis: from a Persian Court Protocol to a Greek Religious Practice, dans: Τέκμήρια 14 (2017), non. 1, 1-45, ici 28-33.
[4] Louis Dumont: Homo hierarchicus. Le système des castes et ses implications, Paris 1966, 242-244.
[5] Maria Kopsacheili: Hybridation of Palatial Architecture: Hellenistic Royal Palaces and Governors' seats, dans: From Pella to Gandhara: Hybridisation and Identity in the Art and Architecture of the Hellenistic East, éd. par Anna Kouremenos / Sujatha Chandrasekara / Roberto Rossi, Oxford 2011, 17-34 déjà pour ce problème.
[6] Hannestad tempère le caractère oriental des cornes taurines avec les portraits cornus de Démétrios Poliorcète, qui se rapporterait ainsi à Dionysos ou Poséidon (96 et 99). Toutefois, le motif des cornes ne correspond ni à l'iconographie de Dionysos ni à celle de Poséidon (John H. Kroll: The Emergence of Ruler Portraiture on Early Hellenistic Coins, dans: Early hellenistic Portraiture. Image, Style, Context, éd. par Peter Schultz / Ralf von den Hoff, Cambridge / New York / Melbourne 2007, 113-122, ici 117-118). Le mystère demeure donc, d'autant que ce motif divinisant est très discret (Panagiotis P. Iossif: Les 'cornes' des Séleucides: vers une divinisation 'discrète', dans: Cahiers des études anciennes 49 (2012), 43-147). Y voir une forme de propagande est donc contestable.
Lise Hannestad: Nicator. Seleucus I and his Empire, Aarhus: Aarhus University Press 2020, 181 S., 1 Kt., 36 Abb., ISBN 978-87-7219-173-7, NOR 249,95
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