Ce livre est conçu comme un hommage à un grand musicien et musicologue dont l'ensemble Gothic Voices et les travaux sur la musique médiévale ont ouvert de nombreuses pistes théoriques et pratiques. Pas moins de dix-sept musicologues de renom, britanniques et étatsuniens pour la plupart, se sont rassemblés autour de la figure de Christopher Page, sous la direction de Tess Knighton et de David Skinner. Dans cet ouvrage composé de 479 pages, les auteurs examinent avec la plus grande précision des sources musicales médiévales variées : de nombreuses partitions, des poèmes en version originale (occitane, française, latine, etc.) et en traduction anglaise, ainsi que plusieurs tableaux et graphiques appuyant les différentes démonstrations.
La première partie, consacrée aux chansonniers et à leur répertoire, expose les voies de circulation des pièces à partir de citations mutuelles entre France et Angleterre, puis entre les mondes arabe et espagnol, tout en tenant compte des conditions d'exécution de ces répertoires et de la construction d'une culture chrétienne dominante (en Espagne). Des montages synoptiques rendent accessible et convaincante la démonstration d'Elizabeth Aubrey, bien que le haut degré de précision, au mélisme près, puisse parfois en compliquer la lecture. Un focus formel sur la forme de l'estampie est également proposé par Elizabeth E. Leach en croisant l'approche musicologique des partitions avec l'étude littéraire de la versification. Elle montre que les deux versants de l'estampie sont nécessaires pour en définir la forme.
L'approche formelle est encore renforcée dans la seconde partie, intitulée "Close readings" où sont d'abord étudiées les évolutions de la théorie musicale (durée des notes, répartition des syllabes sous les notes) entre la notation garlandienne et celle du manuscrit Anonyme IV. Rob C. Wegman renonce toutefois à les comparer au motif que ces notations s'appliquent à des formes musicales différentes. Le statut du psautier latin en tant que livre à part implique différents modes de performance en fonction de l'agencement des textes et de leur ordre (biblique ou liturgique). Cela permet à John Caldwell d'introduire des éléments d'iconographie (répertoire pictural des psautiers) puis à Crawford Young d'écrire une iconologie de la cithare, en référence à la pratique des instruments à cordes pincées de C. Page.
La troisième partie est sans doute la plus pointue sur le plan technique. Les cinq essais présentent différents aspects de la polyphonie médiévale et de sa réception, de la naissance du conduit (conductus) aux motets plus complexes de l'Ars nova représentée par Guillaume de Vitry et Guillaume de Machaut. Des schémas auraient sans doute rendu plus accessibles certaines démonstrations et certains calculs rythmiques. En revanche, la mise en regard opérée par Lisa Colton de Omnis/habenti avec les œuvres des pères de l'Ars nova est tout à fait parlante. L'hypothèse d'une influence ou d'emprunts directs de Machaut à Vitry, puis par Josquin Desprez et Guillaume Dufay est ensuite défendue par Alice V. Clark et David Fallow, qui démontrent que les "jeunes" compositeurs cherchent à rendre hommage à leurs prédécesseurs tout en affirmant leur singularité. Lawrence Earp établit des parallèles féconds entre les époques médiévale et contemporaine et entre l'étude des compositions et l'esthétique afin mettre en valeur ce que les discours sur la musique médiévale peuvent nous apporter malgré ce qu'ils ont de "dépassé".
Le travail initial sur les partitions et sur les poèmes mis en musique débouche enfin sur l'anthropologie historique. La dernière partie consacrée à la musique comme pratique culturelle offre une enquête sur le son médiéval (mis en relation avec les pratiques sonores extra occidentales) puis sur la diffusion des instruments en Europe. Dans une approche comparatiste Anna Maria Busse Burger use de sources éclectiques pour étudier les arts de mémoire et la constitution de modes, à partir des théories des musicologues comparatistes allemands Erich Moritz von Hornbostel, Georg Schünemann et Marius Schneider, hors d'Europe et dans la musique médiévale. Jeremy Montagu, quant à lui, part du constat d'un paradoxe : l'Europe dispose du plus large instrumentarium qui soit alors que très peu d'entre eux proviennent du continent lui-même. L'adoption de modèles étrangers combinée à l'amélioration des techniques à l'âge préindustriel rendent possible la plus large diffusion d'instruments viables techniquement parlant. Ces explorations trouvent leur écho dans les essais consacrés à l'improvisation instrumentale et aux modes de performance contemporains du répertoire médiéval. En effet, les musiciens médiévaux ont dû faire face, à la fin du XVe siècle, à des changements d'écriture qui entraient en conflit avec leurs propres traditions non écrites. Cette tension, qui repose essentiellement sur la conception du contrepoint, est comparable à la situation des musiciens d'orchestre d'aujourd'hui, dont le rôle est entièrement subordonné à la partition. Reinhard Strohm examine justement les polyphonies non mesurées dans le champ religieux qui perdurent au Moyen Âge malgré la progression rapide de la musique notée et mensurata, tandis que Marc Lewon se focalise sur le répertoire profane pour mieux déconstruire la distinction sacrée/profane dans la musique médiévale. Enfin, Andrew Kirkman offre un témoignage réflexif et technique sur son enregistrement de messes de Walter Frye avec la collaboration de C. Page dans les années 1990.
Cet ouvrage constitue un point d'étape sur l'avancée de la recherche musicologique et de bilan de l'apport de Christopher Page aux chercheurs et aux musiciens spécialisés dans le répertoire de la fin du Moyen Âge. Si les considérations d'ordre technique peuvent parfois faire perdre de vue la problématique et la démonstration de certains essais, ce livre n'en demeure pas moins une lecture incontournable pour les spécialistes.
Tess Knighton / David Skinner (eds.): Music and Instruments of the Middle Ages. Essays in Honour of Christopher Page (= Studies in Medieval and Renaissance Music; 22), Woodbridge: Boydell Press 2020, XXV + 479 S., 20 s/w-Abb., ISBN 978-1-78327-556-4, GBP 60,00
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