La place central jouée par l'orfèvrerie et les arts précieux dans les siècles du Moyen Âge est aujourd'hui une notion bien acquise pour l'histoire de l'art médiéval. Le fait que le rôle moteur des arts somptuaires dans le contexte de la création artistique médiévale ait été mis en vedette au cours des dernières décennies, aussi bien dans le cadre de publications que d'expositions, constitue une confirmation à cet égard. Toutefois, de profondes différences demeurent encore entre les recherches consacrées aux arts somptuaires et celles qui abordent d'autres champs, notamment la peinture et la sculpture. Cette disproportion concerne particulièrement les études monographiques ainsi que les éditions critiques concernant les artefacts en matériaux précieux, encore trop rares face aux nombreuses publications liées à d'autres domaines. Il existe néanmoins des exceptions et certaines études rigoureuses de chefs-d'œuvre de l'orfèvrerie médiévale ont posé d'importants jalons pour la recherche, comme les ouvrages consacrés au reliquaire de San Galgano du Museo dell'Opera del Duomo de Sienne ou à la croix du trésor de la cathédrale de Cracovie, qui constituent désormais des outils de travail irremplaçables pour les chercheurs. [1]
Le livre de Neil Stratford, paru aux éditions de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres et accompagné d'un avant-propos de Hartwig Fischer et d'une introduction de Michel Zink, s'inscrit parfaitement dans cette lignée en offrant une monographie consacrée à la coupe de sainte Agnès, également connue sous le nom de "Royal Gold Cup", conservée au British Museum à Londres (inv. 1892,0501.1). En or massif et émaillée avec des scènes de la vie de sainte Agnès, cette coupe liée à la commande de Jean duc de Berry, le célèbre fils du roi de France Jean II le Bon, compte parmi les pièces majeures de l'orfèvrerie gothique. Le sous-titre du livre de Stratford, "France - Espagne - Angleterre", dévoile immédiatement la dimension internationale de cette enquête qui se déroule entre ces trois pays. Les vicissitudes liées aux changements de propriété de la coupe sont en effet au cœur de cet ouvrage, partant de sa présence au sein de l'inventaire du trésor du roi de France Charles VI de 1391, en passant par Londres aux mains de Jean de Bedford (1434), jusqu'à son arrivée en Espagne (1604), pour terminer avec sa réapparition entre Paris et Londres à la fin du XIXe siècle, dans le milieu des salons des plus célèbres collectionneurs. Une reconstruction particulièrement éclairante de tous ces passages est proposée dans le deuxième chapitre "La réapparition de la Coupe et la redécouverte de son histoire" (49-86) où l'auteur, outre une vaste bibliographie, dévoile un certain nombre de sources inédites du XIXe siècle provenant de la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris et des archives du British Museum.
Les aspects matériels et techniques de la coupe sont abordés dans trois chapitres. Dans le premier - "La Coupe dans son état actuel" (15-48) - Stratford offre une description précise de l'objet, avec un aperçu détaillé des scènes émaillées illustrant la vie de sainte Agnès. L'appendice à ce premier chapitre, consacré aux inscriptions, est particulièrement précieux (23-25). Bien que ces inscriptions aient déjà été éditées par Charles H. Read en 1904, l'auteur propose ici des textes amendés grâce à une lecture faite au microscope. Il convient de signaler également la découverte d'une source pour certaines d'entre elles, notamment les chants en usage pour la messe le jour de sainte Agnès (pour les inscriptions numéro 1, 5-7 et 8 bis). Le chapitre "La Coupe à travers les siècles (1391-1883)" (87-92) rend compte quant à lui des changements subis par la coupe au fil du temps, en particulier entre les XVe et XVIe siècles. Une attention remarquable est ici réservée aux vicissitudes du nœud qui couronnait le couvercle - le fruitelet de la description de l'inventaire de 1391 - et à la tige visible aujourd'hui. Ici, la présence de roses Tudor en émail rouge et blanc est certainement liée à une intervention voulue par Henri VII ou par le jeune Henri VIII. Reste toutefois ouverte la question qui concerne l'existence d'une tige dès l'origine ou son introduction tardive dans le contexte de la cour anglaise. La comparaison proposée par Stratford avec une coupe en argent doré - une œuvre parisienne des environs de 1400 présentée ici pour la première fois (92, fig. III-4) - fait pencher vers la seconde hypothèse. L'analyse développée dans ce chapitre, bien que très précise, aurait pu cependant accorder une attention plus poussée à certains aspects liés à la plus ancienne description de la coupe. Remarquable, par exemple, la référence au trépied aux "serpens volans" perdu mais documenté dans l'inventaire de 1391, qui évoque des formes semblables attestées dans les orfèvreries des princes Valois (à titre d'exemple, "la vielle nef d'argent doré, toute plainne, séant sur quatre serpens volans" de l'inventaire du trésor de Jean de Berry de 1401-1403). En tout cas, au-delà des vicissitudes strictement liées à la conservation, les mutations subies par l'objet ont pu répondre aux changements de fonction de la coupe qui passe d'objet profane à objet cultuel à objet de collection. Ce dernier aspect est analysé dans un chapitre spécifique du livre ("La fonction de la Coupe", 155-168).
Témoignant des compétences qu'un véritable spécialiste des arts somptuaires médiévaux comme Stratford pouvait offrir, le chapitre "Or, émail, opus punctile" (93-123) propose une précieuse synthèse sur les techniques employées pour la réalisation de la coupe. Une place de choix, nécessairement, est réservée à l'émail, auquel l'auteur consacre un excursus qui aborde ses principaux types et les centres producteurs les plus importants, sans jamais négliger les données issues des analyses scientifiques. Les techniques qui caractérisent la coupe, c'est-à-dire l'émail sur basse-taille et l'émail "rouge cler", sont abordées avec un soin particulier, tout comme le procédé du poinçonnage, auquel l'auteur avait déjà consacré un texte de référence dans le catalogue de l'exposition de Munich dédié au Goldenes Rössl conservé à Altötting. [2] Il faut cependant signaler que la bibliographie concernant ces thèmes, bien que très riche, n'est pas toujours à jour et on regrette l'absence d'ouvrages qui ont contribué ces dernières années à un renouveau de la recherche autour de l'orfèvrerie et de l'émaillerie médiévales. [3]
Les derniers chapitres du livre concernent la dédicace à sainte Agnès ("Pourquoi sainte Agnès ?", 125-139) et la datation de la coupe ("La date de la Coupe", 141-153). Le premier sujet est abordé à la lumière de l'hagiographie et de l'iconographie de la sainte dans un excursus qui débute à Rome, dans la basilique de Sant'Agnese fuori le Mura, et s'achève à la cour des rois de France où cette sainte fut très vénérée, en particulier par le roi Charles V, né le 21 janvier 1338, jour de sa fête. D'après les historiens de l'art, la commande de la coupe illustrant la vie de la martyre Agnès serait d'ailleurs précisément liée au souhait de Jean de Berry d'offrir un cadeau personnalisé à son frère, Charles V. Stratford, en s'appuyant sur cette hypothèse tout comme sur des comparaisons stylistiques avec les manuscrits enluminés par le Maître de la Bible de Jean de Sy, rejoint les scientifiques qui avaient proposé une datation vers 1375-1380.
Ce livre constituera donc une référence non seulement pour l'étude de l'art médiéval et de l'orfèvrerie gothique, mais aussi pour d'autres sujets comme l'histoire des techniques, l'iconographie et l'histoire des dévotions à la cour de France, le collectionnisme et l'histoire du marché de l'art au XIXe siècle.
Annotations :
[1] Elisabetta Cioni: Il reliquiario di San Galgano. Contributo alla storia dell'oreficeria e dell'iconografia, Florence 2005; Joanna Mühlemann: Artus in Gold. Der Erec-Zyklus auf dem Krakauer Kronenkreuz, Petersberg 2013.
[2] Neil Stratford: De opere punctili. Beobachtungen zur Technik der Punktpunzierung um 1400, dans: Das Goldene Rößl. Ein Meisterwerk der Pariser Hofkunst um 1400, cat. exp. Munich, Bayerisches Nationalmuseum, Reinhold Baumstark (dir.), Munich 1995, 131-145.
[3] Par exemple, pour le XIIe siècle: Dorothee Kemper: Die Hildesheimer Emailarbeiten des 12. und 13. Jahrhunderts, Ratisbonne 2020. Pour le calice d'Assise on dispose désormais de Flavia Callori di Vignale / Ulderico Santamaria (dir.): Il calice di Guccio di Mannaia nel tesoro della Basilica di San Francesco ad Assisi. Storia e restauro, Cité du Vatican 2014.
Neil Stratford: La Coupe de Sainte Agnes. (France - Espagne - Angleterre), Leuven: Peeters 2022, 174 S., 127 Ill., ISBN 978-2-8775-4681-2, EUR 35,00
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