Le Suaire de Turin est souvent présenté comme l'artefact "le plus étudié de l'histoire" [1], en raison du nombre de travaux qui lui ont été consacrés. Ceux-ci toutefois sont d'une faible qualité moyenne et n'ont de cesse de se contredire les uns les autres, multipliant méthodologies ad hoc et conjectures gratuites présentées comme des révélations fracassantes. Comme d'autres objets-vedettes des rayons "ésotérisme" des librairies, on peut dire qu'il a été très étudié et très mal étudié.
Le traitement du Suaire par l'histoire de l'art en est un bon exemple : une abondante littérature pseudo-scientifique a spéculé sur la trajectoire qu'aurait eu l'objet entre le 1er et le 14e siècle, date de sa première occurrence dans une collégiale de Champagne, dans le but de faire du Suaire le modèle de toute l'iconographie chrétienne, sans la moindre documentation. Si ces théories n'ont aucune réception chez les historiens du christianisme et de ses images, jusqu'à récemment eux-mêmes ne s'étaient pas penchés sur le Suaire, alors qu'il fut une image importante de la Chrétienté latine du Moyen Âge à nos jours, tout particulièrement à l'époque baroque.
Heureusement, après les travaux fondateurs de Paolo Cozzo et d'Andrea Nicolotti [2], plusieurs études ont complété cette lacune. Le dernier ouvrage d'Andrew R. Casper est l'une d'elle : professeur associé à l'Université de Miami, il avait déjà proposé une réflexion sur l'image dévotionnelle post-tridentine en 2014 dans Art and the Religious Image in El Greco's Italy. Dans le présent ouvrage, il reconstitue la place du Suaire dans la culture visuelle chrétienne, précisément lors de l'acmé baroque de son culte, de son transfert de Chambéry à Turin en 1578, à son déplacement dans une nouvelle chapelle construite par Guarino Guarini, en 1694.
Après avoir présenté l'image et les principales caractéristiques de sa dévotion (ch. 1), l'auteur s'intéresse au discours de l'érudition tridentine sur le Suaire, autour de deux thèmes majeurs : le Suaire comme œuvre produite par Dieu et l'une image de la Résurrection (ch. 2 et 3). Il traite ensuite des images et copies produites de la période baroque, de leurs modes de fabrication et de leur esthétique (ch. 4). Il se penche enfin sur l'une d'elle, dans l'église "del Santissimo Sudario" de Rome (ch. 5).
Par ce parcours, Andrew R. Casper expose les différentes manières de regarder et de lire cette image sacrée. Comme relique, le Suaire a d'abord valeur de preuve, au sens quasiment forensique, de la Passion du Christ : il est, pour Giuseppe Buonafede en 1654, un "cinquième évangile" (25). Dans une pensée chrétienne structurée par des autorités scripturaires, les évangiles et la Patristique, des indices visibles viennent compléter cette vérité textuelle, voire la contredire, les restes de sang questionnant le dogme de la Résurrection intégrale (74), tandis que, comme l'avait montré Odile Celier, la géographie des plaies, notamment les stigmates aux poignets, contredit la tradition d'une crucifixion au milieu des paumes. [3] Cette capacité d'une image à défier l'autorité de l'écrit passe, paradoxalement, par une insistance sur la dimension discursive du Suaire, donné à lire comme un évangile mais aussi à entendre, les plaies du Christ étant décrites comme des bouches éloquentes (30 et 71).
Andrew R. Casper montre que la méditation sur ces plaies rejoint l'expérience visionnaire, liée à la littérature mystique mais aussi à d'autres images de la Passion, comme les représentations sculptées du Sacro Monte de Varallo où se trouvait une copie du Suaire (30-37). L'expérience visuelle de la relique s'adosse aussi à celle de l'eucharistie, avec la fête des Quarant'ore, une longue adoration de la relique pensée sur le modèle de celle de l'hostie (40-41).
Ainsi et comme l'écrit en 1618 Giambattista Marino, le Suaire s'adresse à la fois aux "yeux intérieurs et extérieurs" (38) du dévot : dans une longue histoire du regard, ce cas fait émerger une continuité entre la piété tardo-médiévale, décrite par Caroline W. Bynum, et la piété baroque, superposant la dimension matérielle, le Suaire donnant à voir l'aspect réel du Christ, et la dimension spirituelle, le Suaire supportant une méditation sur la Passion (17). Andrew R. Casper montre avec brio que le Suaire est, pour les baroques, à la fois "relique, icone et copie" du Christ (124).
L'une des belles trouvailles de l'auteur est la manière dont l'érudition baroque amène la relique du côté de la peinture : elle est l'œuvre du "pinceau de Dieu", l'"éternel artisan" (52). Cette création est le produit même de la Résurrection ; si, selon un topos ancien, l'artiste sait donner vie à une matière morte, à plus forte raison, Dieu est l'artiste suprême qui redonne vraiment la vie au mort (78-80). Face à l'iconoclasme réformateur, l'image-relique devient pour les catholiques une production divine justifiant les images humainement fabriquées et la piété qui les entoure (64-66).
Plus encore, les descriptions du Suaire utilisent le lexique et les concepts de la théorie de la peinture alors en plein essor. L'empreinte, difficilement lisible, est décrite comme une esquisse préparatoire (46-51), tandis que les auteurs font de ce chef-d'œuvre divin un arbitre de la querelle entre colore et disegno (59-64). Andrew R. Casper montre que la théorie de l'art influence profondément le catéchisme post-tridentin de l'image.
Émule de Dieu, le peintre est invité à représenter (92-99) ou reproduire le Suaire (99-113), ce qui donne lieu à une large production d'images de la relique. Elles permettent de méditer la Passion, mais aussi d'accéder à l'apparence exacte du Christ, garantie par un jeu de bonnes mesures (115-116). Ces "vraies copies d'une vraie image" deviennent elles-mêmes des reliques vénérables, surtout lorsqu'elles ont été mises en contact avec l'original (118-119). Ici, la discussion avec le célèbre essai de Walter Benjamin (92) mériterait d'être approfondie, le philosophe allemand n'ayant pas identifié cette capacité des copies à extraire une partie de la "valeur cultuelle" de leur modèle.
En 1583, la galerie des cartes géographiques du Vatican représente la Ville de Turin par une ostension du Suaire. En 1597, une confrérie du Suaire est instaurée à Rome, et une église lui est dédié vers 1605-1610 : le succès du Suaire lui permet de s'établir dans la Ville (2 et 121-122). La copie est alors utilisée par les milieux romains pour importer la dévotion à une sainte image conservée ailleurs.
L'auteur montre ainsi la partition propre jouée par le Suaire dans le concert romain des grandes images chrétiennes, comme la Véronique ou les Vierges de saint Luc, faisant l'objet de pratiques proches, notamment en matière de copie (134-144). La comparaison avec d'autres images avait longtemps été refusée; au Suaire par une littérature désireuse d'en faire un objet incomparable : celle-ci est pourtant absolument nécessaire pour le recontextualiser, montrer les caractéristiques qu'il partage, et ses singularités réelles.
Andrew R. Casper offre une belle étude de la Mise au tombeau du Caravage qui voisine, dans sa chapelle de Santa Maria di Vallicella, à Rome, avec une image du Suaire (80-88). Or le peintre ne semble pas avoir le Suaire pour modèle : le linge est immaculé, la peau du Christ dépourvue de taches. Si présente dans les discours érudits, l'influence de la relique semble ici marginale. Sur ce point, le lecteur pourra compléter ce tableau avec l'ouvrage récent de Felipe Pereda sur l'"art de la vérité", qui montrait au contraire l'importance jouée par les copies espagnoles du Suaire de Turin. [4]
Parmi les éléments qu'on aimerait voir développer, la question du regard des érudits sur le Suaire conduit à celle du reste des fidèles sur cette relique. D'autres sources, comme les récits de pèlerinages, auraient peut-être permis de le documenter. Par ailleurs, on souhaiterait en apprendre plus sur la spécificité des discours et des pratiques baroques sur le Suaire par rapport à ceux des périodes antérieures et ultérieures. Mais étant donné le retard l'historiographique quant à cet objet, on ne peut que se réjouir de voir de nouvelles pistes ouvertes par les travaux d'Andrew R. Casper.
François Lecercle écrivait qu'à la fin du 16e siècle, le Suaire était pour les auteurs tridentins la pièce manquante du puzzle de l'imagerie sacrée du Christ : l'Enfance avec la Vierge de saint Luc, la Passion avec la Véronique, et désormais la Résurrection. [5] De même, il nous semble que dans le champ des recherches sur les images de culte, le Suaire était la pièce manquante que cet ouvrage d'Andrew R. Casper contribue à poser.
Annotations:
[1] Lloyd A. Currie: The Remarkable Metrological History of Radiocarbon Dating [II], dans Journal of Research of the National Institute of Standards and Technology, 109/2, 2004, 185-217, ici 200.
[2] Paolo Cozzo:La geografia celeste dei duchi di Savoia. Religione, devozioni e sacralità in uno stato di età moderna (secoli XVI-XVII). Bologne 2006 ; Andrea Nicolotti: The Shroud of Turin. The History and Legends of the World's Most Famous Relic. Waco 2020 (éd. ital. 2015) ; Paolo Cozzo, Andrea Merlotti et Andrea Nicolotti (dir.): The Shroud at Court. History, Usages, Places and Images of a Dynastic Relic. Leyde 2020.
[3] Odile Celier: Quid sunt plagae istae in medium manuum tuarum. Les stigmates censurés, dans Dominique de Courcelles (dir.): Stigmates. Paris 2001, 79-90.
[4] Felipe Pereda: Crimen e ilusión. El arte de la verdad en el Siglo de Oro. Madrid 2017, 283-316.
[5] François Lecercle: De la relique à l'image. La promotion du Suaire de Turin, dans Daniel Arasse, Maurice Brock et Georges Didi-Huberman (dir.): Symboles de la Renaissance, 3 vol. Paris 1976-1990, 95-112.
Andrew R. Casper: An Artful Relic. The Shroud of Turin in Baroque Italy, University Park, PA: The Pennsylvania State University Press 2021, XII + 203 S., 5 Farb-, 43 s/w-Abb., ISBN 978-0-271-09039-9, USD 49,95
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