sehepunkte 25 (2025), Nr. 12

Alberto Esu: Divided Power in Ancient Greece

Analysant les institutions de la jeune république américaine, A. de Tocqueville écrivait : « On peut [...] considérer comme une vérité démontrée la nécessité de partager l'action législative entre plusieurs corps. Cette théorie, à peu près ignorée des républiques antiques, [...] est enfin passée comme un axiome dans la science politique de nos jours » (De la démocratie en Amérique, I, ii, 1835). A. Esu défend l'idée qu'on peut en fait parfaitement appliquer aux cités grecques la notion moderne de « pouvoir partagé ». Son idée centrale est qu'il est vain de chercher à situer dans la polis un lieu unique du pouvoir, une institution-pivot exclusivement souveraine, qui imposerait sa volonté par le vote de lois ou de décrets. L'architecture institutionnelle de toute cité, oligarchique ou démocratique, est selon A. Esu polycentrique et rétive à la concentration : outre l'assemblée des citoyens, elle dispose d'autres organes (Conseil, magistrats isolés ou réunis en collèges, tribunaux permanents ou renouvelés, intervenants étrangers) qui participent également à la fabrique de la décision. Décider serait ainsi le résultat d'une dynamique d'interaction et de collaboration entre acteurs de la vie civique.

Tester le bien-fondé de cette hypothèse nécessite d'examiner la mécanique des institutions, en observant les processus de décision tels que les illustrent imparfaitement les textes littéraires et les inscriptions. A. Esu mène l'enquête à propos d'Athènes et de Sparte entre le VIe et le IVe s. av. J.-C., et plus sporadiquement dans quelques autres cités à l'époque hellénistique. L'ouvrage est bâti en deux parties, explorant chacune une modalité particulière de ladite collaboration : 1°) la délégation par l'Assemblée de son autorité au Conseil (chapitres 2 et 3) ; 2°) le contrôle de la légalité des décisions de l'Assemblée par une autre institution (chapitres 4, 5 et 6).

Les sources athéniennes livrent quelques exemples où l'Ekklèsia confère à la Boulè (au-delà de sa capacité normale à régler certaines affaires courantes : Ath. Pol. 46-49) le droit de décider elle-même (43-93). Dans un nombre restreint de décrets gravés, touchant à divers sujets (étrangers privilégiés, cultes, flotte), la Boulè est ainsi déclarée « souveraine » (αὐτοκράτωρ : e.g. IG I3 73) ou « maîtresse » (κυρία : e.g. IG II2 127 ; II3 1, 292 et 370) d'adopter ses propres décisions (sous réserve, précise-t-on dans un cas, de « ne pas chercher à défaire les décisions votées par le peuple » : μὴ λύουσαν μηθὲν τῶν ἐψηφισμένων τῶι δήμωι). La délégation est en l'occurrence bien réelle, mais il est difficile de parler plus généralement de « wide-ranging powers » du Conseil (92) ou d'un rapport « horizontal » de collaboration entre Assemblée et Conseil (85), tant la capacité des bouleutes à délibérer paraît être ici strictement encadrée et viser pour l'essentiel à combler d'éventuelles lacunes de la décision initiale (ἐάν του δέηται), restées inaperçues parce qu'elles étaient secondaires ou imprévisibles au moment du vote. Deux exemples extérieurs à Athènes (94-121) ne modifient pas ce constat.

L'autre forme de partage étudiée est celle où deux institutions se prononcent tour à tour sur un même sujet, la seconde contrôlant la légalité de la décision adoptée par la première. A. Esu examine d'abord l'exemple de Sparte (125-151) et livre une fine analyse du rôle respectif des éphores (qui proposent des motions) et de la gérousia (qui en propose également, mais exerce en outre un contrôle sur les décisions votées par l'Assemblée). Deux chapitres fouillés sont ensuite consacrés aux procédures athéniennes par lesquelles les citoyens exercent un contrôle sur leurs propres décisions en faisant interagir deux organes (152-199). Au Ve s., quand l'Assemblée vote un décret à main levée, celui-ci, protégé par une clause de sauvegarde, devient en principe immuable ; mais la possibilité de le modifier reste ouverte si le Peuple, votant non plus à main levée mais par jetons individuels et à condition d'atteindre un quorum de 6000 votants, décide une adeia - c'est-à-dire la possibilité pour tout orateur de faire une proposition contraire au décret initial sans craindre d'encourir les peines prévues par la clause de sauvegarde. À partir de la fin du Ve s., la graphè para nomôn prolonge la pratique de l'adeia : en vertu de cette procédure, qui joue désormais un rôle important dans la vie politique, un décret adopté à main levée dans l'Assemblée est susceptible de voir sa légalité rejetée par un tribunal populaire, qui est une autre configuration du dèmos souverain, votant cette fois-ci par jetons et sans délibération collective. Quelques exemples rapidement traités (199-212) montrent que, à l'instar d'Athènes, la plupart des cités grecques distinguaient les décrets et les lois (e.g. SEG 59, 1407 [Kymè, IIIe s.]) et possédaient elles aussi des procédures de contrôle judiciaire de la légalité des décrets adoptés en Assemblée. C'est aller trop loin que d'analyser sous le même prisme du « pouvoir partagé » la délégation du pouvoir judiciaire passagèrement consentie par l'Assemblée d'une cité à des juges venus d'une autre cité (209 : « [a] system of divided power [...] legitimized through the institutionalization of process of impersonal trust »). Les juges « appelés » (metapemptoi) conciliaient et tranchaient des litiges d'ordre privé dans l'immense majorité des cas, beaucoup plus rarement des procès en illégalité contre des proposants de décrets. Cet usage typiquement hellénistique rompt assurément avec le principe d'autonomie et de souveraineté des tribunaux civiques et implique une forme nouvelle de collaboration, mais doit être analysé avant tout comme une pratique diplomatique, les juges étant des quasi-ambassadeurs représentant leur cité d'origine et procurant leur aide au nom de la solidarité entre cités-pairs.

L'ouvrage d'A. Esu fait de la notion très souple de pouvoir partagé la clef du fonctionnement des cités grecques et donne matière à réfléchir sur la complexité des prises de décision. La gestion des affaires communes est ainsi envisagée par lui comme un processus toujours fluide de co-construction par des institutions non-hiérarchisées et complémentaires les unes des autres, produisant du consensus, encourageant l'implication de chaque acteur et faisant fond sur ses connaissances. Dans la perspective néo-institutionnaliste qui est la sienne, les organes et les normes, loin d'être un simple cadre, informent les comportements individuels, naturalisent l'esprit de participation et de collaboration, renforcent la solidarité civique, alimentent les principes idéologiques qui font de la cité une organisation remarquablement durable. Il y a certainement une grande part de vrai dans ces intuitions. L'analyse globale se fonde néanmoins sur la généralisation de quelques exemples, tels les rares cas de délégation d'autorité au Conseil athénien, dont l'importance réelle dans l'ensemble des décisions prises est difficile à mesurer, et probablement surévaluée (215 : « the council was often granted full powers to enact decrees », « delegation was a widespread feature »). L'image harmonieuse de la cité qui en résulte, toute suggestive qu'elle soit, relève peut-être de l'idéal-type. De fait, A. Esu conclut en évoquant judicieusement la démagogie et la stasis (221-222), phénomènes prégnants qui illustrent la fragilité des instruments et des principes de collaboration analysés par lui, sinon leur caractère en partie illusoire.

Rezension über:

Alberto Esu: Divided Power in Ancient Greece. Decision-Making and Institutions in the Classical and Hellenistic Polis, Oxford: Oxford University Press 2024, XII + 283 S., ISBN 978-0-19-888395-1, GBP 90,00

Rezension von:
Patrice Hamon
Sorbonne Université
Empfohlene Zitierweise:
Patrice Hamon: Rezension von: Alberto Esu: Divided Power in Ancient Greece. Decision-Making and Institutions in the Classical and Hellenistic Polis, Oxford: Oxford University Press 2024, in: sehepunkte 25 (2025), Nr. 12 [15.12.2025], URL: https://www.sehepunkte.de/2025/12/39531.html


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