Matthias M. Tischler: Die Bibel in Saint-Victor zu Paris. Das Buch der Bücher als Gradmesser für wissenschaftliche, soziale und ordensgeschichtliche Umbrüche im europäischen Hoch- und Spätmittelalter (= Instrumenta; Vol. 6), Münster: Aschendorff 2014, 669 S., ISBN 978-3-402-10433-0, EUR 92,00
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Matthias Tischler est bien connu de tous ceux qui ont fréquenté les publications du Hugo von Sankt-Viktor Institut de Frankfurt. Son récent livre offre la synthèse attendue de travaux engagés il y a bientôt quinze années, dans un contexte de renouvellement rapide des connaissances. On le sait, les études des médiévistes sur la Bible, affranchies de préoccupations confessionnelles, ont fleuri depuis les années 1980. L'ensemble des historiens reconnaît aujourd'hui la Bible comme un objet historique, susceptible d'apports essentiels à la compréhension non seulement des littératures issues des langues européennes, mais aussi des cultures et des sociétés anciennes, médiévales, voire modernes. Beryl Smalley avait démontré que les maîtres de l'abbaye de Saint-Victor, fondée officiellement à Paris en 1113, avaient relayé l'œuvre inaugurale entreprise dans le cercle d'Anselme de Laon (mort en 1117). Les Parisiens auraient alors transformé l'essai, confirmé dès les années 1130-1150, de l'exégèse biblique en une dynamique intellectuelle à vocation universelle, bientôt à prétention scientifique. Ce récit, promu au titre d'une vulgate, rassurait, parce qu'il écartait les intellectuels de la trempe d'Abélard, jugés trop bruyants et qu'il confortait les historiens dans leur tropisme parisiano-centrique. Anselme de Laon et son équipe ont bénéficié récemment d'une superbe réévaluation, sous la plume de Cédric Giraud. [1] Que peut-on dire actuellement de la capture opérée par les Victorins sur le travail de leurs prédécesseurs, qu'en est-il de leur triomphe présumé ?
L'auteur, armé d'une méthode très sûre, a distribué son ouvrage en deux grandes parties : le Corpus biblique de Saint-Victor de Paris (13-128) et le Corpus des manuscrits (129-521), suivis des outils indispensables à un ouvrage scientifique aussi riche en informations. Dans sa première partie, Tischler met en œuvre son projet. Selon Gilbert Ouy, on conserve aujourd'hui quelque 85% des livres répertoriés par Claude de Grandrue en 1514 dans son catalogue de la bibliothèque de Saint-Victor. Il s'agit alors, en premier lieu, de déterminer l'existence d'un noyau de livres consacrés à l'Ecriture sainte au sein de cette bibliothèque et de le qualifier ensuite comme le cœur de l'activité intellectuelle de la communauté canoniale. Pour cela, Tischler identifie le fonds primitif à disposition des chanoines, selon les méthodes usuelles de l'histoire des bibliothèques (inventaires, listes de donateurs, ex-libris), montre l'importance des ouvrages ayant trait à la Bible. Il se propose alors d'expliquer ce fait par les nécessités de la réforme ecclésiastique initiée à Saint-Victor : les bibles destinées à l'abbaye seraient ainsi les vecteurs d'une stratégie en cours, découlant d'un programme élaboré sur place. Il est intéressant de constater le poids des " gloses bibliques " (définies selon l'usage du XIIe siècle comme des livres associant texte biblique et gloses marginales et interlinéaires) : sur 104 livres retenus par Tischler, 87 sont des gloses (" glossierte Bibelhandschriften ") classées sous le terme générique - et abusif - de " glose ordinaire ". Une grande partie de ces gloses constitue le fonds primitif de la bibliothèque de Saint-Victor ; elles se répartissent en deux ensembles, un groupe identifié par François Avril et Patricia Stirnemann comme victorin (62-63) et un autre que Tischler décrit comme originaire de la région de Laon (64). Ce deuxième groupe est en fait le plus précoce ; il inspire le modèle victorino-parisien de la Glose, qui améliore le système imaginé à Laon (65). L'ensemble des marqueurs utilisables a été répertorié avec soin par Tischler, qui construit ainsi la dynamique d'une histoire de la forme " glose ".
La seconde partie offre un remarquable catalogue des manuscrits contenant textes, gloses et commentaires de la Bible (sauf Aurora et Leonius), d'origine et de provenance de l'abbaye, soit 104 manuscrits du XIIe au XVe siècle. Tischler a suivi judicieusement les règles préconisées par la Deutsche Forschungsgemeinschaft pour la description des manuscrits, en prêtant attention aux reliures, aux caractères codicologiques (constitution des cahiers, mise en page), paléographiques, décoratifs (initiales et lettrines), au contenu - bien identifié (doté de renvois au magnifique Repertorium biblicum medii aevi de F. Stegmüller) -, à l'histoire et enfin à la bibliographie du manuscrit. Suivent les Tafeln, non pas des illustrations, mais des classements de manuscrits selon des critères variés (525-538), une bibliographie copieuse, apparemment complétée en 2011 (539-626), et six Indices ('Sacra scriptura', Repertorium biblicum, Auctores et opera, Noms de personnes, noms de lieux, Manuscrits cités). Ajoutons la présence de tableaux fort utiles dans le texte de synthèse, ceux notamment des initiales peintes dans les Psaumes et dans les épîtres de saint Paul (46, 49-50).
à partir d'une bibliothèque d'études bibliques, Tischler a voulu élaborer un double monument : au delà d'une histoire de la Bible victorine, il dessinerait une histoire du livre biblique dans l'Europe du XIIe et du début du XIIIe siècle. On voit ainsi que les chanoines de Saint-Victor ont réuni une première collection ; sur cette base, ils ont conçu des livres qui seraient plus appropriés à leurs objectifs et les ont très rapidement diffusés, gràce à un puissant réseau qui couvre, depuis Paris, le Nord de la France, la Germanie et, surtout, l'Angleterre et la Catalogne (41). Trois questions surgissent alors. La première, la plus fondamentale, porte sur la réalité d'un modèle propre au fonds biblique de Saint-Victor à Paris. La réforme canoniale engagée tambour battant par Gilduin, le premier abbé de Saint-Victor, a-t-elle donné lieu à l'édition de bibles adaptées aux besoins des chanoines ? Les copies de bibles se distinguent-elles - et en quoi ? - des bibles confectionnées pour les autres établissements ecclésiastiques, parisiens ou non, réformés ou non ? Y a-t-il eu à Saint-Victor, au XIIe siècle et ensuite, une entreprise de révision biblique (102) ? G. Dahan l'a nié, parce qu'il n'a pas trouvé de leçons spécifiquement victorines dans les correctoires parisiens du XIIIe siècle ; Tischler se garde de trancher. S'il n'y a pas eu d'effort coordonné, les chanoines ont-ils laissé libre cours à des expérimentations individuelles (102-103), ou encore se sont-ils contentés de recopier des bibles communes ? En d'autres termes, quelle est l'originalité du matériau biblique amassé par les Victorins ? Seconde question aussi essentielle, y a-t-il eu une diffusion organisée du " modèle victorin " dans les maisons de l'ordre, en vue d'assurer une relative uniformité ? Enfin l'ensemble révèle-t-il une véritable stratégie de réforme ? Quand les Victorins cessent-ils de produire leurs propres livres, pour les commander à d'autres ateliers et se ranger aux règles du marché parisien, universitaire ?
Tischler dispose d'une érudition presque sans faille. Il a très bien perçu l'ampleur de son sujet et la difficulté de répondre à toutes les questions qu'il a su poser. Les observations qui suivent ne doivent donc pas être perçues comme des critiques, mais comme des suggestions pour les travaux à venir que l'auteur appelle lui-même. L'ouvrage repose en fait sur un postulat hautement risqué : celui d'un monopole victorin de la production de bibles et d'instruments pour l'étude de la Bible et, plus concrètement, sa localisation à Saint-Victor pendant une bonne partie du XIIe siècle. Paris, et en particulier Saint-Victor ont-ils vraiment été le centre de production de la " Glose ordinaire " (127) ? Le prestige des maîtres victorins dans les deux premiers tiers du XIIe siècle semble étayer l'hypothèse.
La liste des livres retenus par Tischler semble malgré tout confirmer le triomphe de Saint-Victor dans les deux premiers tiers du XIIe siècle. Elle révèle aussi qu'un déclin rapide succède à l'àge d'or. On suivra sans peine le constat de Tischler sur l'affaiblissement de la suprématie victorine : si les chanoines de Saint-Victor témoignent d'une incontestable originalité en matière d'exégèse durant les deux premiers tiers du XIIe siècle, ils s'effacent ensuite devant la montée en puissance des maîtres de Notre-Dame, puis ils se conforment à la norme du canon biblique fixée vers 1230 par les Dominicains du couvent Saint-Jacques (95-96). Je pense néanmoins qu'il faudrait nuancer le tableau, si j'en juge par l'abondance des annotations marginales semées par un contemporain dans la bible lat. 14233 copiée vers 1200 et, plus encore par la précocité surprenante du prologue de l'Apocalypse attribué à Gilbert de Poitiers (St 839 : dans BnF lat. 14233 et lat. 14232), dès 1200 environ, alors qu'il devient canonique vers 1220-1230. Cela signifie-t-il que vers 1200 encore, alors que l'école de Notre-Dame se constituait en université, les Victorins continuaient d'exercer un magistère en études bibliques ? Sans nul doute, ils baissent les bras ensuite. Tischler ne signale que deux manuscrits bibliques en langue française (BMaz 435 ; BnF fr. 22890). Les bibliothèques ecclésiastiques du royaume de France ne se sont pas embarrassées de traductions, c'est vrai ; mais les prélats et les prédicateurs ne s'en privaient pas. Cela ne signe-t-il pas l'oubli par les Victorins de leur vocation primitive de pédagogues et leur repli en ordre vers des tàches plus pastorales ? Pour celles-ci, les instruments fournis par les maîtres de l'Université de Paris suffisent, alors qu'au XIIe siècle, Saint-Victor s'illustrait par l'unité indissociable des normes et de la pratique.
Les apports de Tischler sont, on le voit, considérables. Il a construit plus qu'un outil pour le chercheur : son précieux catalogue lui a permis d'esquisser les grands traits d'une synthèse sur l'histoire de la Bible et de son exégèse dans le Paris des XIIe et XIIIe siècles. Il sait lire avec déférence ses prédécesseurs, rectifie paisiblement les erreurs qu'ils ont commises (j'en suis et en prends acte personnellement) et procède toujours avec prudence. On peut malgré tout émettre quelques regrets. Tout d'abord, je crains que la fixation sur les donations, les ex-libris et les inventaires anciens ait soustrait à la recherche bon nombre de manuscrits ; nous savons tous que de nombreux livres échappaient à la surveillance des bibliothécaires. Sans doute une exploitation plus serrée des résultats codicologiques permettrait des rapprochements opportuns. Tischler a vu avec justesse que la structure matérielle d'un livre est de nature à expliquer des anomalies (100). Il est dommage que, pour le " Lagenschema ", il n'ait pas recouru aux travaux de M. Maniaci (non citée) [2], qui attirent l'attention sur la structure modulaire des grandes bibles ; cette formule, démontrée sur le matériau des Bibbie atlantiche permet de dissocier des blocs mobiles par rapport à des séquences autonomes de livres, révélatrice de décisions éditoriales. L'affirmation répétée de Tischler sur l'adhésion des Victorins à des usages anciens donne une indication précieuse sur l'esprit de leur réforme. On connaît la tendance des communautés réformées à rechercher des traditions textuelles anciennes. Celles-ci ne sont pas seulement patristiques, comme la position des Actes des Apôtres entre les Epîtres de Paul et les Epîtres Catholiques d'après un modèle de l'Antiquité tardive. Tischler a raison de dire que les chanoines de Saint-Victor reprennent le modèle créé par Théodulf d'Orléans vers 800 (Paris, Mazarine 47). J'ajoute que cela est aussi vrai pour les grands monastères réformés de l'espace capétien : ainsi la place anomique du livre de Daniel dans les bibles de Théodulf, apparaît également dans plusieurs grandes bibles du début du XIIe siècle, celles d'Etienne Harding, de Saint-Bénigne de Dijon (Dijon, BM 2) et de Valenciennes BM 1-15 (Saint-Amand), contemporaines de la bible Mazarine 47 de Saint-Victor. En revanche, les ateliers romains au temps de la réforme grégorienne ont récusé cet usage singulier et ne l'ont pas suivi dans leurs Bibbie atlantiche. Tout cela relativise grandement l'originalité des Victorins et peut-être aussi leur volonté d'asseoir leur réforme sur un particularisme biblique. Parmi les caractères propres des bibles victorines, Tischler a néanmoins relevé des séquences anomiques de livres bibliques.
Tischler croit discerner une particularité davantage victorine vers 1200 dans le groupement des livres d'Esther, Judith et Tobie (Paris, Bibl. Arsenal 65) qui aurait un écho dans le poème contemporain de l'Aurora de Pierre Riga (95, 111), tandis que la séquence beaucoup plus banale de Tobie, Judith et Esther (Tb-Idt-Est) s'impose massivement au XIIIe siècle. Or le même bloc modulaire d'Esther, Judith et Tobie se rencontre au XIIe siècle dans la bible d'Etienne Harding, dans une bible de Fleury (Orléans BM 13), mais aussi - légèrement différent - dans une série de grandes bibles du centre de la France (Est-Tb-Idt : BnF lat. 8, Maz 1-2, Auch BM 1, BnF lat. 10, BnF lat. 116, Moulins BM 1). Cela modère fortement la distinction identitaire des Victorins.
Je m'en voudrais de réduire à des détails un travail de si grande ampleur, mais je dois néanmoins, en conclusion, évoquer la seule vraie limite de l'ouvrage, c'est-à-dire le défaut de comparatisme. Les éléments fournis par Tischler ne permettent pas de répondre à toutes les interrogations qu'il a posées lui-même. Sur la Bible comme instrument de réforme, il faudrait mettre en balance les efforts conduits à Saint-Victor avec ceux des autres établissements parisiens - la cathédrale Notre-Dame, Saint-Germain-des-Prés, Saint-Martin-des-Champs, Saint-Denis -, aussi avec les orientations scripturaires des cathédrales, des autres ordres et grandes abbayes canoniales ou monastiques de la seconde moitié du XIe siècle et au début du XIIe, par exemple Admont, la Grande-Chartreuse [3], Cîteaux, Prémontré, Sempringham, Heiligenkreuz et tant d'autres qu'il faudrait étudier... Tischler a déjà abordé les cas de Bamberg et Halberstadt ; il suggère de poursuivre son enquête. Ce n'est donc pas diminuer la valeur de son ouvrage que d'espérer de sa part une autre synthèse, à l'échelle européenne : elle permettrait de comprendre les enjeux véritables d'une vague de fond qui submerge depuis le XIe siècle et à travers tout le continent européen l'ensemble des codes de l'Occident médiéval, qu'ils soient religieux, juridiques, littéraires, scientifiques, voire gestuels et mentaux. Tischler est l'un des rares chercheurs à disposer des compétences et du matériel nécessaires à pareille entreprise. Il s'extrairait alors du public des bibliothécaires et des historiens du livre, rejoindrait les attentes d'un continent qui ne sait plus guère ce qu'il a été capable d'engendrer quand il se lançait dans une aventure scientifique dont nous sommes les héritiers.
Notes:
[1] Cédric Giraud: 'Per verba magistri'. Anselme de Laon et son école au XIIe siècle, Turnhout 2010.
[2] Marilena Maniaci a posté récemment sur Youtube une série très remarquable de cours sur la codicologie : voir par exemple https://www.youtube.com/watch?v=_Uc5zDqP5Sw.
[3] Sur la Chartreuse, voir D. Mielle de Becdelievre: Prêcher en silence. Enquête codicologique sur les manuscrits du XIIe siècle prevenant de la Grande-Chartreuse, Saint-Etienne 2004.
Guy Lobrichon