Lucie Fléjou / Michaël Decrossas: Ornements. XVe - XIXe siècles - chefs-duvre de la Bibliothèque de l'INHA - collections Jacques Doucet, Paris: Mare & Martin 2014, 355 S., zahlr. Abb., ISBN 979-10-92054-37-8, EUR 37,00
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L'époque où l'ornement était encore objet de dédain et désintérêt est désormais bien révolue. Depuis plusieurs années, l'ornement se trouve au centre de l'attention de nombreux architectes, artistes et philosophes, mais également et fort heureusement, des historiens de l'art. Ce retour signe la fin d'une longue période de rejet, durée presque tout le XXe siècle, où il avait été vu comme un élément désuet et inadapté à la société contemporaine. Qu'il suffise de se rappeler Adolf Loos et son fameux Ornament und Verbrechen (1908). Depuis la fin des années 1990 en effet, et encore plus en ce début de XXIe siècle, les études sur l'ornement ne cessent de se multiplier [1]: traductions et rééditions de recueils et traités fleurissent plus nombreuses chaque année, désormais facilement accessibles grâce aux progrès de l'open-acess. L'ornement est finalement perçu comme un phénomène complexe et non seulement artistique: situé entre pratique et esthétique, son étude touche divers champs disciplinaires. Dans l'historiographie de l'ornement qui prend aujourd'hui forme, des questions formelles et symboliques se croisent avec des considérations anthropologiques, économiques et sociales, situant l'ornement au cœur d'une bien plus large et complexe histoire culturelle.
Le volume Ornements, XVe-XIXe siècles. Chefs-d'œuvre de la Bibliothèque de l'INHA, collections Jacques Doucet en est une parfaite démonstration. L'ouvrage, paru à l'occasion de l'exposition Ornements, présentée fin 2014 dans la galerie Colbert de l'Institut national d'histoire de l'art (INHA) à Paris, n'est pas un simple catalogue d'exposition mais représente l'aboutissement de plusieurs années de recherches dans le cadre du projet "Histoire de l'ornement" (2010-2014), placé sous la direction de Julie Ramos. Ce programme a notamment permis le catalogage informatisé et la numérisation du fonds assemblé par le couturier Jacques Doucet (1853-1929), riche de plus de 25 000 estampes d'ornement, réunies en près de 700 volumes. Les estampes françaises représentent plus de la moitié de la collection, le reste provenant d'Allemagne, des Pays-Bas, de l'Italie et de l'Angleterre.
Le fonds Doucet constitue donc le point de départ et le fil conducteur qui lie les 26 essais réunis sous la direction de Lucie Fléjou et Michaël Decrossas, fruit des recherches d'éminents spécialistes et jeunes chercheurs, français et étrangers. La richesse des thèmes traités et la variété des perspectives dépassent toutefois largement les frontières du fonds pour faire du volume un ouvrage de référence sur la question de l'ornement.
Amplement illustré, le livre est structuré en cinq parties. La première est naturellement dédiée à l'histoire de la constitution du fonds Doucet à partir de 1908, à travers notamment l'acquisition des collections d'Alexandre Polovstoff en 1910 et d'Edmond Foulc en 1914. La diversité de cette collection risquait de rendre acrobatique et stérile toute tentative de classement trop serré. Le volume échappe heureusement à cette tentation, à travers le choix d'un cadrage plus traditionnel mais efficace, par siècle, du XVe au XIXe, qui permet d'aborder différentes questions posées par l'ornement durant la période. Chaque section est précédée par un article d'ouverture permettant de développer une réflexion autour de problématiques telles que la nature des recueils d'ornement, leur édition et commerce, l'évolution des techniques d'estampes, la diffusion et l'usage des gravures. Une riche bibliographie et un index viennent compléter la publication qui se pose comme une référence dans la littérature francophone sur le sujet.
Qui crée les estampes d'ornement, comment sont-elles produites? À qui s'adressent-elles et pour quels usages? Comment les modifications techniques agissent-elles sur l'évolution des recueils? Telles sont donc les questions abordées par ces 26 essais, trop nombreux pour pouvoir ici les commenter un à un, mais qui mettent en lumière, siècle par siècle, la complexité des enjeux et les tensions qui entourent la gravure d'ornement et ses mutations à chaque époque. Ces problèmes sont approchés sous différents angles, à travers des contributions qui se développent aussi bien autour de figures d'artistes comme Jean Lemoyne (1638-1713), Gabriel Huquier (1695-1772) ou Charles Percier (1764-1838) et Pierre-François-Léonard Fontaine (1762-1853), ou de styles ou genres particuliers, tel le grotesque, le mauresque, ou le rocaille. Le XIXe siècle vient rompre et clore cette longue tradition: avec la chute de l'Ancien Régime et les progrès de l'industrialisation et de la production en série, la vision matérielle et symbolique de l'ornement se modifie drastiquement. Les recueils d'estampes cèdent la place aux répertoires, catalogues et magazines commerciaux qui offrent des exemples tirés des styles les plus variés, suivant une tendance à l'historisation qui les séparent définitivement des gravures des siècles précédents.
Objet intermédiaire, l'ornement est intrinsèquement tiraillé entre deux mouvements opposés, entre ordre et désordre, entre rationnel et fantaisie, prêt à abattre les frontières entre les arts et les pratiques. C'est sans doute pour cela qu'il fascine autant. La gravure d'ornement est le lieu où se joue et se déjoue ce combat, comme le montre cette belle publication.
Note:
[1] Pour ne citer que quelques titres: Michael Snodin / Maurice Howard: Ornament. A Social History Since 1450, New Haven / London 1996; Peter Fuhring: Juste-Aurèle Meissonnier: un génie du rococo, 1695-1750, 2 vol., Torino 1999; Alina Payne: The Architectural Treatise in the Italian Renaissance: Architectural Invention, Ornament, and Literary Culture, Cambridge 1999; Patrice Ceccarini / Jean-Loup Charvet / Frédéric Cousinié / Christophe Leribault (dir.): Histoires d'ornements, actes du colloque tenu à Rome, Académie de France, Villa Médicis, 27-28 juin 1996, Paris 2000; James Trilling: Ornament: A Modern Perspective, Seattle / London 2003; Alina Payne: From Ornament to Object. Genealogies of Architectural Modernism, New Haven / London 2012; Ralph Dekoninck / Caroline Heering / Michel Lefftz (dir.): Questions d'ornements. XVe-XVIIIe siècles, Turnhout 2013; Ariane Varela Braga (dir.): Ornament, between Art and Design: Interpretations, Paths and Mutations in the Nineteenth Century, proceedings of the international study day of April 23, 2009, Istituto Svizzero di Roma, Basel 2013; Sabine Frommel / Eckhard Leuschner (dir.): Architektur und Ornamentgraphik der Frühen Neuzeit: Migrationsprozesse in Europa, Rome 2014.
Ariane Varela Braga