Georges Roque: La cochenille, de la teinture à la peinture. Une histoire matérielle de la couleur, Paris: Éditions Gallimard 2021, 325 S., ISBN 978-2-0728-5231-2, EUR 24,00
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L'ouvrage que propose ici le philosophe et historien d'art spécialiste de la couleur Georges Roque trouve son point de départ dans l'exposition intitulée Rojo mexicano. La grana cochinilla en el arte, qui se tint en 2017-2018 à Mexico, et dans le colloque qui, en 2014, précéda et prépara cette exposition. Ce volume est consacré à un bien petit insecte, pourtant à l'origine d'importantes transformations dans le monde de la teinture et de la peinture en Europe à partir du XVIe siècle : la cochenille d'Amérique latine, savamment appelée Dactylopius coccus, qui pousse notamment sur les feuilles du figuier de Barbarie et est utilisée comme colorant rouge.
Ce n'est pas une étude de la couleur rouge dans l'art occidental qu'offre ici l'auteur, mais l'histoire d'un matériau colorant, le rouge de cochenille, et de ses applications artistiques, principalement picturales. Pour cette raison, et comme l'indique son sous-titre, cet ouvrage se veut une contribution à "une histoire matérielle de la couleur". On notera que G. Roque s'inscrit là dans un champ de recherche particulièrement dynamique aujourd'hui, qui consiste à interroger la matérialité des objets d'art, approche renouvelée par les progrès récents des méthodes d'analyse scientifique non destructives permettant d'identifier plus précisément les matériaux employés par les artistes et de mieux comprendre leur mise en œuvre. Associant un questionnement historique centré sur la production, la circulation et la distribution de la cochenille américaine à une étude des objets d'art où ce colorant a été employé, ce livre embrasse à la fois une chronologie large, depuis l'Antiquité jusqu'au XIXe siècle, et un espace géographique vaste comprenant l'Amérique latine et l'Europe. Ce travail - qui se conçoit davantage comme un ouvrage de synthèse sur le sujet que comme l'analyse d'un corpus de sources primaires inédites - s'appuie sur une documentation constituée aussi bien par les études historiques récentes consacrées à la cochenille que par les résultats de multiples campagnes d'analyses physico-chimiques effectuées sur des objets et œuvres d'art (peintures, manuscrits, étoffes).
L'ouvrage se divise en huit chapitres, avec un intermède, et suit dans son déroulement l'itinéraire tant géographique que chronologique de la cochenille. Les deux premiers chapitres sont consacrés respectivement à la place de la cochenille dans les cultures amérindiennes, puis à sa découverte et son exploitation par les Espagnols à partir des années 1520. Les usages les plus anciens de ce colorant sont attestés au Mexique dès 300 av.JC. et au Pérou aux Ve-VIe siècles de notre ère. En Amérique centrale, le nocheztli (littéralement "le sang du fruit du cactus" en nahuatl) était un matériau recherché au point de servir à payer le tribut dû par les peuples soumis à l'empereur aztèque. La cochenille y était particulièrement utilisée pour la teinture textile et le décor des codex tant précolombiens que coloniaux, tels les célèbres Codex Borbonicus et Codex de Florence datant du XVIe siècle. Parallèlement à la cochenille, hématite et cinabre étaient également fréquemment employés, les usages spécifiques respectifs de ces trois rouges dans le Mexique préhispanique pouvant s'expliquer par des raisons économiques, symboliques et esthétiques. Très rapidement après leur arrivée au Mexique, ce colorant suscita l'intérêt des conquérants qui en expédièrent les premières cargaisons vers la métropole dès 1523-26. La cochenille américaine fut ensuite produite et importée en quantités croissantes par l'Espagne qui en détenait le monopole. Dotée d'un pouvoir colorant très supérieur, elle remplaça peu à peu au cours du XVIe siècle les autres rouges d'insectes employés jusque-là par les teinturiers européens (kermès, cochenille de Pologne et d'Arménie).
Dans les chapitres suivants, l'auteur s'oriente davantage vers une réflexion méthodologique concernant l'histoire des couleurs. Le chapitre 3 défend l'idée que cette dernière ne doit pas se limiter à une histoire symbolique, telle que l'a notamment développée Michel Pastoureau, mais doit aussi être celle des colorants et des pigments, seule perspective qui puisse rendre compte de la matérialité des couleurs et, par là, éclairer les valeurs économiques, sociales et esthétiques qui leur sont associées. De même, le chapitre 4 cherche à jeter un pont méthodologique "entre l'étude technique et scientifique des pigments d'une part et l'analyse des œuvres d'art" (84) telle que la pratiquent les historiens d'art d'autre part. Pour ce faire, G. Roque rappelle que la couleur ne se réduit pas à la teinte, et afin d'échapper à l'hégémonie de celle-ci, propose une grille sémantique de neuf couples d'adjectifs (clair/sombre, saturé/désaturé, cher/bon marché, opaque/transparent...) qui permet de caractériser la couleur employée dans les œuvres d'art et d'observer que le choix des pigments par les peintres n'y est en aucune façon le fruit du hasard. L'intermède qui suit constate cependant combien les traités de peinture de la période moderne accordent peu de place à la fabrication des pigments et à leur mise en œuvre. À une époque où la peinture se revendique comme un art libéral, traiter du rouge de cochenille comme des autres pigments aurait risqué de ravaler l'activité picturale à un art mécanique, à un artisanat. C'est pourquoi ces textes, à la différence des traités de teinturerie, n'envisagent la couleur que sous l'angle de la teinte et seulement dans la mesure où elle participe au travail intellectuel de composition du tableau. A ce titre, l'Arte de la pintura de Francisco Pacheco (1649) constitue une rare exception.
Le chapitre 5 reprend le fil de l'étude historique et opère un tour d'Europe des grandes places commerciales où circule la cochenille à l'époque moderne (Séville, Venise, Anvers, Amsterdam), places qui concomitamment constituent très souvent à la fois d'importants centres de production textile où les teinturiers utilisent ce colorant et des foyers artistiques majeurs où la cochenille est employée comme pigment par les peintres. Dans cette logique, l'auteur se concentre ensuite sur les liens étroits entre teinture et peinture (chapitre 6). En effet, jusqu'au XVIIIe siècle, les pigments à base de cochenille étaient souvent produits à partir des déchets provenant de la tonte des draps teints avec ce matériau, la tonte constituant une opération de finition destinée à obtenir une étoffe lisse et régulière. De plus, les analyses physico-chimiques ont aussi mis en évidence ce que G. Roque, reprenant une expression de Francis Édeline, appelle un "iconisme plastique" : les peintres employaient des rouges de cochenille dans leur tableaux pour figurer des étoffes rouges elles-mêmes teintes à la cochenille, cette pratique picturale étant d'ailleurs explicitement prescrite par certains traités artistiques. L'auteur s'attache à montrer qu'en peinture, du XVIe au XVIIIe siècle, ces rouges de cochenille incarnaient la "couleur du pouvoir" (chapitre 7) : des artistes tels que Titien, Vélasquez, Rubens ou van Dyck les utilisaient en peinture religieuse pour dépeindre les vêtements des protagonistes les plus éminents (le Christ, la Vierge), comme dans les portraits pour figurer les tenues de commanditaires prestigieux. Enfin, l'ouvrage s'achève par un dernier chapitre consacré au XIXe siècle. Malgré le développement des pigments synthétiques, les peintres de cette période ont continué d'employer la cochenille. Chez les Impressionnistes en particulier, qui l'utilisaient seule ou associée au rouge de garance, on observe qu'elle n'est plus réservée à la seule figuration des étoffes, mais entre désormais pleinement dans le paysage.
S'appuyant sur de nombreuses illustrations donnant à voir la plupart des œuvres mentionnées dans le texte, sur des cartes rendant évidente la dimension mondiale des routes commerciales évoquées, sans compter, en fin d'ouvrage, un appendice fort utile qui fait le point sur les méthodes d'analyses physico-chimiques, l'ouvrage de G. Roque est d'une lecture stimulante. On a en effet affaire ici à un travail foisonnant, multipliant les axes de réflexion et les sources exploitées, des données archéologiques précolombiennes aux résultats d'analyses des artefacts, des récits des conquérants espagnols aux traités artistiques destinés aux peintres. L'auteur accorde également une place de choix à l'étude du lexique et met ainsi en évidence toute la complexité de la terminologie tant des couleurs que des colorants, des pigments ou des étoffes. Si l'amplitude et la multiplicité du questionnement peut dérouter, bien des perspectives soulevées mériteraient à elles seules une étude propre. [1] Plus encore, en se penchant sur la place de la cochenille tant en teinture qu'en peinture, l'un des principaux mérites de ce volume réside dans sa capacité à associer enquête d'ordre historique et étude relevant de l'histoire de l'art, définissant ainsi, à leur intersection, le champ de ce qui pourrait être une histoire matérielle des couleurs faisant la part belle aux colorants et pigments, une histoire qui reste encore en grande partie à écrire.
Annotation :
[1] Ainsi sur la production, la commercialisation et l'emploi tinctorial de la cochenille mexicaine en Europe aux XVIe-XVIIIe siècles, voir l'ouvrage récent de Danielle Trichaud-Buti et Gilbert Buti : Rouge cochenille. Histoire d'un insecte qui colora le monde, XVIe-XXIe siècle, Paris 2021.
Anne Servais