David Ganz / Thomas Lentes (Hgg.): Ästhetik des Unsichtbaren. Bildtheorie und Bildgebrauch in der Vormoderne (= KultBild. Visualität und Religion in der Vormoderne; Bd. 1), Berlin: Dietrich Reimer Verlag 2004, 373 S., 125 Abb.
, ISBN 978-3-496-01311-2, EUR 69,00
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Le présent recueil collectif est le premier volume d'une série intitulée KultBild. Visualität und Religion in der Vormoderne, dirigée par Thomas Lentes. Le problème de la représentation de l'invisible y est abordé de deux points de vue, celui du statut de l'image et celui des formulations iconographiques. Mais plusieurs exposés qui rentrent mal dans ce cadre ne sont pas les moins intéressants, en particulier la communication de Lucas Burkart sur la Loggia del Consiglio à Vérone, celle de Dieter Blume sur la représentation fort concrète des divinités astrologiques dans l'enluminure carolingienne et romane, celle de Martin Schulz sur l'icône vénitienne de la Nikopoia, d'origine constantinopolitaine, qui conserve jusqu'à l'époque moderne la fonction de palladium qu'elle a héritée de l'antique Nikè, ou encore celle de Hans Körner sur les images spirites du milieu du XIXe siècle et leur avatars dans l'art du siècle suivant, dont il ressort en tout cas que l'invisible a changé d'aspect depuis le Moyen Age.
Le texte introductif de Thomas Lentes est consacré à l'utilisation des images telle qu'elle est conçue dans l'Exemplar de Heinrich Seuse. A travers les illustrations du manuscrit strasbourgeois et ses légendes, l'image du crucifix apparaît moins comme le support de l'adoration que comme un modèle à imiter pour se transformer. Les schémas de Seuse seraient incompréhensibles si l'on isolait la problématique de l'image artificielle de la christologie qui fait du Fils l'image du Père et de l'anthropologie selon laquelle l'homme fut créé à l'image de Dieu. En se mortifiant pour façonner son corps face au crucifix, Seuse réalise d'autant mieux sa vocation d'image qu'il se modèle sur le Christ qui est à son tour image, pour accéder à la divinité irreprésentable. La dualité de l'image, forme et matière, se retrouve en l'homme, chair et esprit, et dans la personne du Fils, homme et Dieu. C'est elle qui permet au croyant, à travers son propre et corps et celui de l'image, d'accéder à une intériorité où se produit l'union avec la divinité invisible. L'analyse des illustrations complexes de Seuse par Lentes est éclairante. On se contentera d'y relever deux inexactitudes. D'une part, il est hérétique de désigner le Père comme «créateur du Fils» (53); d'autre part, sur la pleine page du folio 82r, le tabernacle ne contient pas un rideau, mais le bas du corps du Christ, comme l'attestent les pieds visibles au bas du drapé. Selon une convention ancienne et répandue, le bas du corps du Christ signifie sa nature humaine, le haut de son corps, ici invisible, sa nature divine.
Dans la pensée de Seuse, l'image artificielle n'est qu'un outil qui permet la transformation du fidèle. Dans le contexte très différent de la réforme grégorienne, Pierre-Alain Mariaux montre au contraire que la production de l'image artificielle elle-même s'apparente à une transformation, celle de l'eucharistie. Le moine Théophile prétend en effet que l'oeuvre d'art exige la collaboration du Saint-Esprit, tandis que plusieurs signatures d'artistes laissent entendre qu'ils produisent comme les prêtres le corps du Christ. Or le parallèle prend naissance dans une évolution de la doctrine eucharistique qui amène la combinaison de deux thèses:
1. que le corps eucharistique du Christ est identique à son corps historique, né de la Vierge;
2. que le prêtre produit lui-même le corps eucharistique.
Jusqu'à la réforme grégorienne, ces deux thèses sont disjointes. La première était celle de Paschase Radbert pour qui la consécration est l'oeuvre non pas du prêtre, mais du Saint-Esprit. La seconde, représentée par Bérenger de Tours, était cohérente avec la conception du corps eucharistique comme une figure du corps historique. Mais, dans l'orthodoxie qui se met en place à partir de Lanfranc du Bec et de Pierre Damien, le prêtre conquiert l'incroyable privilège de produire par la consécration le corps de chair du Christ. L'eucharistie s'est émancipée de la sémiologie augustinienne en devant à la fois un signe et la chose dont elle est le signe. Le développement simultané du culte des images, qui consiste à leur parler comme si elles étaient les personnes représentées, rendait quasiment inévitable que le modèle eucharistique déteigne sur elles et que l'artiste assimile son oeuvre à celle du prêtre, à une époque où il appartenait encore fréquemment au clergé. En passant, l'analyse de Mariaux clarifie un point extrêmement important en montrant en quoi la nouvelle doctrine eucharistique du XIe siècle se distingue de celle de Paschase Radbert et fonde le nouveau statut du prêêre.
L'eucharistie et l'image font également cause commune en valorisant la chair - celle du Christ que l'on consomme et que l'on donne à voir - malgré l'opposition johannique entre la chair et l'esprit. Par ailleurs, l'esprit est normalement opposé à la lettre qui tue pour formuler la supériorité du christianisme sur le judaïsme. Et pourtant, comme le montre Jeffrey Hamburger, le Moyen Age invente à cet effet un nouveau couple d'opposition entre la chair et la lettre, représentée iconographiquement par le livre. La chose est d'autant plus paradoxale que le christianisme médiéval repose sur le livre et que l'une des fonctions les plus habituelles de la représentation de l'écrit est, depuis le XIe siècle, de signifier la parole, voire le Verbe. Mais la chair renvoie ici à l'Incarnation, laquelle est à son tour la justification des images parce que la divinité s'est rendue visible et représentable. Comme le judaïsme et l'islam, le christianisme est une religion du livre. Plus que la place donnée à la visualité, ce qui définit son identité face aux monothéismes concurrents, c'est en définitif le culte de la chair, sous des modalités très différentes: adoration de l'eucharistie, en l'occurrence d'une chair non visible, culte des reliques, chair visible mais morte, culte des images qui rendent présents des êtres de chair.
Plusieurs études du recueil concernent le système iconographique. Elles soulèvent des problèmes importants, mais présentent des faiblesses méthodologiques. Felix Thürlemann traite de la fonction de la bordure dans les Très Riches Heures du duc de Berry, en remarquant d'abord la disparition du décor marginal. Selon lui, la bordure devient ainsi une limite de visibilité semblable à celle que définit la prise de vue cinématographique. En même temps, l'invisible céleste est pris en charge par l'extension du haut de l'image sous la forme d'un demi-cercle. Lorsque cette extension disparaît et qu'on retourne au format rectangulaire, l'invisible n'est plus représenté. L'image ainsi produite anticiperait alors la conception albertienne de l'image comme une fenêtre sur le monde. Sa disposition sur une feuille lui permettant de thématiser la bordure, l'enluminure aurait déjà défini l'espace qui sera celui du tableau. La thèse est brillante et séduisante, mais elle ne tient pas compte de la variété des fonctions de la bordure dans l'enluminure médiévale. Si la nudité de la marge dans les Très Riches Heures est une nouveauté face aux précédents immédiats, il ne s'agit jamais que de la pratique la plus courante jusqu'au XIIIe siècle. En outre, le décor marginal n'empêchait pas forcément la bordure de se présenter comme l'équivalent d'un off cinématographique. Il est habituel de sous-entendre derrière elle un nombre indéfini d'objets ou de personnes, lorsqu'elle interrompt la représentation d'une foule par exemple, voire un nombre défini, comme lorsqu'il s'agit du groupe des douze apôtres. Enfin, la figuration de la zone céleste par la partie sommitale de l'image est une pratique fréquente durant tout le Moyen Age. A titre d'exemple, elle structure les portraits carolingiens d'évangélistes et les retables à cimaises du Trecento.
L'étude de Valerie Möhle sur les retables à transformation porte sur un fait indéniable: des similitudes formelles entre l'ouverture et la fermeture du retable soulignent souvent le parallélisme des iconographies. Mais elle verse vite dans la surinterprétation, faute de percevoir un trait fondamental du système, la récurrence de types de scènes, telles que la comparution devant un juge, dans les cycles de la Passion et de la vie des martyrs. Dans un retable dont l'ouverture est consacrée à la Passion et l'extérieur des volets à la vie des saints qui n'est jamais qu'une imitation de celle du Christ, ces parallèles sont simplement inévitables et ne procèdent pas d'une intention particulière.
L'étude des métaphores érotiques par Berndt Mohnhaupt présente des faiblesses comparables. Faute de connaître l'usage des braguettes rembourrées au XVIe siècle, il croit Judas en érection dans la Cène du retable d'Herrenberg. Il commente longuement la posture serpentine de l'Eve d'Autun en oubliant que celle d'Adam, face à elle, ne devait pas être très différente. Surtout, il oppose les métaphores aux symboles comme des initiatives individuelles des artistes qui ne dépendraient pas du système iconographique, ce qui lui fait méconnaître que ces métaphores sont constitutives de ce système. Ce n'est pas l'insistance de l'artiste qui fait de la plaie du Christ un utérus spirituel dans le retable de saint Barthélémy, mais une longue tradition iconographique, elle-même fondée sur des métaphores verbales qui remontent à Origène. On ne demande pas à Valerie Möhle et à Berndt Mohnhaupt de nier les initiatives individuelles de l'artiste médiéval, mais de percevoir le système iconographique et de lui rendre ce qui lui est dû.
En conclusion, ce premier volume de la collection BildKult est inégal et peu homogène. La problématique du colloque dont il est issu aurait gagnée à être plus strictement définie. Mais la qualité de plusieurs interventions fait espérer mieux pour les deux prochains volumes, Kultbilder im konfessionnellen Zeitalter et Das Bild der Erscheinung. Die Gregorsmesse im Mittelalter, dont les sujets sont nettement plus précis.
Jean Wirth