Mary C. Flannery (ed.): Emotion and Medieval Textual Media (= Early European Research; Vol. 13), Turnhout: Brepols 2018, XII + 280 S., 1 Farb-, 14 s/w-Abb., ISBN 978-2-503-57781-4, EUR 80,00
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Sarah E. Thomas (eds.): Bishops' Identities, Careers, and Networks in Medieval Europe, Turnhout: Brepols 2021
Herbert L. Kessler / Richard G. Newhauser (eds.): Optics, Ethics, and Art in the Thirteenth and Fourteenth Centuries. Looking into Peter of Limoges's Moral Treatise on the Eye, Toronto: Pontifical Institute of Mediaeval Studies 2018
Laurent Guitton: La fabrique de la morale au Moyen Âge. Vices, normes et identités (Bretagne, XIIe-XVe siècles), Rennes: Presses Universitaires de Rennes 2022
Ce beau volume, publié chez Brepols dans la collection Early European Research, offre une intrigante illustration en couverture. Un morceau d'os runique du début du XIIe siècle, conservé au Kulturhistorisk museum d'Oslo portant une inscription: «Kyss mik» ('Kiss me'). L'objet fut furtivement donné par un homme, Gudny, à une jeune femme, Havardr, à l'entrée de l'église, un dimanche à Lom, dans le comté d'Oppland (Norvège). Message personnel de l'homme à la jeune femme, le petit objet s'avère une demande en mariage. Le geste n'était pas rare. Utiliser des morceaux de bois, de cuir ou d'os comme supports d'un message en écriture runique était une manière de signifier des sentiments, parfois difficiles à dire, parfois clandestins ou encore impropres socialement. Outre les émotions contenues dans les mots écrits, le don de l'objet pouvait décupler, chez le récepteur, la charge émotionnelle. L'objet lisse procurait une sensation tactile de douceur et, tel le braille, un contact physique avec l'écriture. Les émotions, les sensations et les informations s'échangent pour signifier la déclaration d'amour, dans des objets éphémères, sans valeur économique, mais fortement marqués par les textes en vue d'une culture de l'amour et de l'émotion.
Le volume dans son ensemble vise à montrer comment les émotions sont façonnées par les supports de communication et les médias qui les expriment. Les sources textuelles sont immenses: sermons, romances, poèmes, pièces de théâtre, traités, chansons, inscriptions, graffiti, annotations marginales. Comment les émotions sont-elles communiquées et produites par les différents supports de textualité? Jan Plamper l'enseignait déjà: les médias textuels sont plus que des sources d'informations. Ils produisent du sens. Ils génèrent de l'émotion. Ils relèvent d'une performativité évidente pour l'histoire des émotions.
Aussi les dix études de ce volume collectif insistent-elles sur les constructions littéraires de l'émotion médiévale. Sarah Baccianti disserte sur la colère dans les descriptions somatiques en vieil anglais et en vieux norrois dans l'Islande médiévale. Selon l'auteur, les représentations physiques de la colère dans la littérature nordique aident à comprendre la société et la culture anglo-saxonne et scandinave. Les émotions seraient logées dans l'organe physique du cerveau et provoqueraient ainsi des réactions physiologiques et physiques. Telles sont les normes émotionnelles de cette littérature.
Amy Brown étudie la zone de l'affectivité amicale dans le Stanzaic Morte Arthur, une version poétique, anglaise et abrégée de La Mort du Roi. Marcel Elias étudie les procédés de traduction pour pointer les interpolations du français vers l'anglais. L'ajout ou la modification d'éléments émotionnels permettent de saisir les mutations normatives ou conventionnelles d'une société à l'autre. Marleen Cré scrute, quant à elle, les annotations marginales de The Chastising of God's Children pour comprendre comment, dans la littérature spirituelle, la stabilité émotionnelle joue un rôle décisif pour la vie contemplative. Diana Denissen étudie dans deux traités de l'amour de Dieu comment l'acte de compilation fait l'émotion de manière performative. Quant à la pièce de théâtre Abraham et Isaac, elle séduit plus par sa charge de performativité émotionnelle que par son contenu théologique, selon Charlotte Steenbrugge.
Le volume, comme le souligne l'un de ses contributeurs, Seeta Chaganti, entend mettre en garde contre un écueil: celui de l'insuffisante prise en compte des régimes émotionnels médiévaux dans les théories contemporaines. Les propositions méthodologiques sises dans ce volume sont donc nombreuses et précieuses. Elles suggèrent de mieux cerner la pratique de l'histoire des émotions elles-mêmes, une décennie environ après les articles programmatiques de Barbara H. Rosenwein en considérant la matérialité des supports textuels autant que leur contenu, leur réception autant que leur production. Elles invitent à repenser le sens de la relation entre littérature et émotion: il ne s'agit pas tant de décrypter les émotions à travers les lignes des textes que de comprendre comment les productions et les médias textuels produisent de l'émotion. Quand écrire, c'est faire.
Bénédicte Sère