Magali Romaggi: La Figure de Narcisse dans la littérature et la pensée médiévales (= Recherches Littéraires Médiévales; 34), Paris: Classiques Garnier 2022, 566 S., ISBN 978-2-406-12715-4, EUR 49,00
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Le présent ouvrage, comme souvent dans la collection Classiques Garnier, est une publication de thèse. Soutenue à Lyon II en 2018 sous la direction de Marylène Possamaï-Pérez, le travail est une thèse de littérature médiévale. Il s'agissait de suivre les métamorphoses de Narcisse à l'époque médiévale, d'en scruter les avatars et de lire les réemplois de ce mythe puissant. Tous les ingrédients du mythe sont en effet présents pour permettre sa plasticité d'une période à une autre : le jeune homme, sa beauté, l'amour, l'eau, la contemplation, le reflet dans le lac, le miroir, la mort, la métamorphose en fleur. C'est Ovide, le poète augustéen qui en fixa le canevas pour la suite des siècles. Dès le XIIe siècle, dont on sait qu'il est l'aetas ovidiana, le thème se déploie au carrefour de toutes les plus grandes productions littéraires des derniers siècles du Moyen Âge : chansons d'amour des troubadours et des trouvères, Roman de Troie, Cligès, Romand d'Alexandre, ouvrages didactiques comme le De Naturis rerum d'Alexandre Neckam ou les Integumenta Ovidii de Jean de Garlande, Roman de la Rose bien sûr, Ovide moralisé et la version latine de Pierre Bersuire, l'Ovidius moralizatus au XIVe siècle, mais aussi les Eschéz d'Amours anonyme, le Livre des eschez amoureux moralisés d'Evrart de Conty ou Le livre de la fontaine amoureuse de Guillaume de Machaut, les ballades de Froissart, l'Archiloge Sophie de Jacques Legrand, l'Espitre Othea de Christine de Pizan, Le Champion des Dames de Martin Le Franc et encore dans les poésies de François Villon.
Trois parties structurent l'étude. Une première partie (Narcisse comme figure amoureuse) disserte autour de la passion amoureuse de Narcisse : est-elle convenable (modèle ou contre-modèle), représentative de l'idéal de la Fin'amor, ou mortifère ? Narcisse comme figure amoureuse est-il une figure édifiante ou condamnable ? Pour Eustache Deschamps ou Jean Froissart, Narcisse la figure de l'amant parfait, dût-il sombrer inéluctablement dans la mort. Pour Martin Le Franc au siècle suivant, l'amour de soi ne mène à rien et Narcisse est érigé en anti-modèle. Des productions de lyrique courtoise, M. Romaggi traque les moindres allusions : Narcisse devient le parangon de l'amour de soi, celui qui aime le même en l'autre et l'incarnation de l'amour-passion et de la maladie d'amour qui mène à la mort d'amour. La mélancolie amoureuse participe de la construction courtoise de l'amour, appuyée sur les théorisations médicales du temps définissant la Melancholia comme ce dérèglement humoral de la bile noire. Il fallait que Narcisse, ce grand amoureux d'un amour impossible souffre de cette langueur, au risque de sa santé physique et souvent de sa santé mentale.
Une deuxième partie exploite la littérature didactique et morale autour du mythe (Les lectures morales du mythe de Narcisse). Fatalement, celui qui se mire complaisamment dans sa propre image est le vaniteux et l'orgueilleux. Il est condamné pour ce péché social et capital. Les interprétations du mythe se font moralisantes. Arnould d'Orléans dans ses Allégories sur les Métamorphoses d'Ovide condamne l'arrogance de Narcisse, posture de mépris des autres et de repli sur ses propres qualités. Pour Alexandre Neckam et Jean de Garlande, Narcisse incarne la vaine gloire (inanis gloria) qui ne mène à rien sinon à son propre évanouissement, comme le reflet lui-même évanescent du héros. Pour Pierre Bersuire dans l'Ovidius moralizatus, Narcisse est orgueilleux. Or, on le sait, le péché est capital. C'est ainsi que définitivement aux XIVe et XVe siècles, Narcisse s'installe dans ce péché capital, et parce qu'il est péché capital est aussi nécessairement vice social.
Une troisième partie s'attache à la thématique des eaux miroitantes (Narcisse au miroir des eaux). Le motif aquatique est indissociable de la figure de Narcisse, lequel, rappelons-le, est fruit du viol de la nymphe Liriopé par le fleuve Céphise. Gaston Bachelard dans un célèbre ouvrage de 1942 en avait déjà célébré l'imaginaire. Miroir, magie, enchantement, fontaine, eaux maléfiques, eaux dangereuses, locus amoenus, autant de variations autour d'un même thème.
Ce que l'étude nous inspire, c'est bien d'entrevoir encore une fois la réalité médiévale d'une pensée de l'altérité. On le savait : la chose existe, non pas le mot. Les médiévaux ont bel et bien élaboré philosophiquement Autrui, vocable exclusivement utilisé dans la philosophie contemporaine : réflexion et réflexivité du Même et de l'Autre, gemellité par spécularité, dédoublement d'une même « semblance », la figure de Narcisse offre aux médiévaux l'occasion d'ouvrir la pensée à l'altérité et partant à la relation éthique. Déjà l'amitié était un lieu d'élaboration philosophique sur Autrui. Désormais, grâce à la belle étude de Magali Romaggi, on le voit, la figure de Narcisse est également le lieu d'une pensée sur Autrui, c'est-à-dire d'une pensée éthique.
Bénédicte Sère