Laurent Guitton: La fabrique de la morale au Moyen Âge. Vices, normes et identités (Bretagne, XIIe-XVe siècles) (= Collection "Histoire"), Rennes: Presses Universitaires de Rennes 2022, 523 S., 21 Farb-, 117 s/w-Abb., ISBN 978-2-7535-8590-4, EUR 28,00
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Le présent ouvrage s'offre comme la publication d'une thèse de doctorat soutenue en 2014, intitulée Pouvoir et société au miroir des vices. Représentation des péchés, normes et identités dans la Bretagne médiévale (XIIe-début XVIe siècle). Entre temps, l'auteur avait publié La malédiction des sept péchés. Une énigme iconographique dans la Bretagne ducale, un essai interprétatif des trois curieuses sculptures bretonnes de la fin du Moyen Âge représentant un pécheur soumis à plusieurs tourments dont chacun était la punition d'un des sept péchés capitaux. C'est dire l'expertise de l'auteur : le péché dans toutes ses dimensions ; le péché dans les textes et dans la tradition iconographique. D'où une préface rédigée par Silvana Vecchio, l'une des meilleures spécialistes des péchés capitaux et des péchés de la langue au Moyen Âge.
Tel est donc le point de départ, le fond de tous les dossiers et la porte d'entrée de sa grille d'interprétation sur le Moyen Âge, au point que l'auteur puisse écrire en conclusion : "Sans la catégorie de péché, la civilisation médiévale est littéralement impensable" (455). Il énonce également, à la page 25 : "Le rôle de l'Église est par essence de définir le champ du péché", assertion plus discutable à strictement parler. C'est donc par la catégorie du péché que l'auteur appréhende toute l'anthropologie historique du Moyen Âge, avec sa construction des normes, des identités et des représentations, son analyse des sociétés et des enjeux politiques. A ce titre, il s'inscrit dans l'honorable tradition historiographique qui court de Morton Bloomfield à Siegfried Wenzel, de Jérôme Baschet à Carla Casagrande et Silvana Vecchio, en passant par Mireille Vincent-Cassy, Lester K. Little, ou plus récemment Richard Newhauser.
Trois parties structurent l'ensemble. Un premier temps peint le XIIe siècle : "Dénoncer le péché pour réformer la société". L'auteur y évoque les travaux de Marbode de Rennes, Baudri de Bourgueil, Etienne de Fougères, puis les sculptures romanes. C'est le discours moral développé par la culture bretonne à la grande époque de la définition de la théologie, théologie du péché, théologie des sacrements, théologie pastorale et théologie morale. C'est l'heure d'une réforme grégorienne triomphante qui dénonce, plus que jamais, les vices de la luxure et de l'avarice pour mieux stigmatiser simonie et nicolaïsme.
Une deuxième partie saute directement et non moins étonnamment aux XIVe et XVe siècles pour s'arrêter au discours moralisateur de l'Église à travers la pastorale des vices qu'il étude dans les sources textuelles (statuts synodaux, manuels de confession, prédication, Coutumes de Bretagne) et les sources iconographiques (corpus des sculptures bretonnes des vices). C'est dans cette partie que l'auteur excelle à se mouvoir. De la sculpture bretonne, il maîtrise tous les recoins et plus rien de ce champ n'a de secret pour lui. Les planches iconographiques qui accompagnent le texte sont précieuses. Les péchés de chair (gula et luxuria) dominent ; les obsessions de l'Église évoluent et se déplacent au fil des siècles. C'est l'heure du grand discours de l'Église sur la disciplinarisation des corps, une histoire de la sexualité que l'auteur fait le choix de ne pas évoquer, ni citer. Aucune référence à Foucault, ni à celui de 1976, ni à celui des cours du Collège de France en 1984.
Une troisième partie enfin choisit de se concentrer sur la littérature de cour pour analyser les comportements nobiliaires face au péché. La fabrique de la norme est ici sociale et aristocratique : "La distinction morale dans la littérature de cour en Bretagne sous les Montforts (fin XIVe-début XVIe siècle)". Les miroirs de princes et les chroniques écrites rejoignent des traditions séculaires de dénonciations de courtisans, de juges corrompus, de mauvais gouvernants ou de prélats avides.
Les analyses sont minutieuses et foisonnantes, dans la très classique approche d'une historiographie dépendante de la production narrative de l'Ecclesia elle-même. Qu'en retenir que nous ne sachions par ailleurs ? Peut-être une place plus marquée des femmes dans la dynamique des péchés de chair ; la relativisation de la suprématie du septénaire sacramentaire, du moins pour l'espace breton, intéressante relativisation. Reste que l'on continue de s'étonner du choix d'écarter le XIIIe siècle et du hiatus non assumé entre la première partie (XIIe siècle) et les deux dernières (XIVe-XVe siècles). En effet, le hiatus est à peine justifié : rien ne vient expliquer comment l'auteur décide de passer de l'Église grégorienne du XIIe siècle à celle des deux derniers siècles du Moyen Âge, c'est-à-dire de ne pas traiter la première et décisive élaboration de la philosophie morale à partir de l'éthique aristotélicienne définie foncièrement on le sait comme l'équilibre entre vice et vertu. Rien ne vient expliquer ce choix d'écarter la cathédrale de réflexion morale d'un Thomas d'Aquin dans la Secunda secundae ou d'un Gilles de Rome dans le De Regimine principum. Aucune justification non plus sur le grand tournant pastoral d'après 1215 qui disserte sur la monnaie des vices dans sa double acception : il y a une bonne et une mauvaise honte, comme l'a déjà montré Franco Morenzoni dans la pastorale de la honte appelée à supplanter la pastorale de la peur ; de même, il y a une bonne colère et une mauvaise colère, une bonne envie et une mauvaise envie, etc. Le XIIIe siècle, c'était précisément le temps de l'autorité des maîtres (E. Marmursztejn) et de la fabrique de la norme, que ce soit pour l'Etat (Saint Louis) ou pour l'Église (Innocent III et ses successeurs). Si l'auteur pensait que le travail avait déjà été fait, pourquoi ne pas tout simplement le dire et ne pas laisser son lecteur dans l'incompréhension du vide ?
Autre étonnement, celui de ne pas faire de liens entre les péchés discursivement construits et les émotions telles que l'historiographie des dernières années a montré qu'elles étaient intimement liées aux constructions normatives : rien sur la colère telle que Barbara H. Rosenwein en a parlé ; rien sur la vergogne récemment étudiée par Damien Boquet ; rien sur la honte au fondement du système pastoral de Latran IV, etc. Étudier les péchés du corps aujourd'hui, eût mérité d'avoir à l'esprit les études récentes qui ont également montré à quel point les corps, s'ils portent la marque du péché originel, peuvent également s'avérer des instruments de salvation autant sinon plus que des occasions de chute. D'où les travaux récents sur le corps et l'ascétisme.
Aborder la notion de "fabrique de la morale" aurait également suggéré une réflexion plus creusée sur la notion de disciplinarisation des sociétés pour rendre compte des transformations profondes qui ont affecté les sociétés du XIIe au début du XVIe siècle mais aussi la sociologie du pouvoir et ses dispositifs de coercition. Avec Foucault ou Norbert Elias, Max Weber est lui aussi le grand absent. Ni exhaustif, ni novateur, l'ouvrage reste solide, érudit et utile pour ses études de cas et les validations de l'historiographie.
Bénédicte Sère