Matteo Palmieri : La Vie civile. Vita civile (= Textes de la Renaissance; Bd. 245), Paris: Classiques Garnier 2022, 397 S., ISBN 978-2-406-13309-4, EUR 39,00
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L'édition française de la Vita civile de Matteo Palmieri dans la traduction de Serge Stolf, spécialiste de l'humanisme italien du XVe siècle, a l'immense mérite d'attirer l'attention sur un texte important de la tradition littéraire italienne en langue vernaculaire. La figure complexe de l'auteur florentin a été maintes fois dépeinte, soit à travers le prisme de la catégorie d'humanisme [1] soit dans diverses monographies. [2]
Toutefois, son œuvre, abondante et polymorphe, pose des questions complexes que seule une meilleure connaissance des textes pourrait résoudre. Palmieri témoigne en effet d'un ancrage profond dans la culture municipale florentine et d'une observation vigilante de l'évolution du gouvernement florentin au cours de son existence suffisamment longue (1406-1475) pour avoir connu à la fois la domination des Albizzi et l'avènement de celle des Médicis. Figure 'républicaine' pour Baron, son évolution intellectuelle a été décrite par Garin comme étant représentative d'un passage de l'humanisme civique à un humanisme religieux et contemplatif qui a culminé, à l'ombre des Médicis, dans le néo-platonisme de Ficin. La remise en question générale de la catégorie d'humanisme civique et les incertitudes sur la date de composition de la Vita civile (entre les tenants d'une datation haute, proche de 1434, date de l'arrivée au pouvoir des Médicis, et ceux d'une datation basse, entre 1437 et 1440, plus ancrée dans le nouveau régime) tentent à remettre en cause ces reconstructions et rendent nécessaire une approche nouvelle des textes.
L'édition qui vient de paraître n'affronte pas directement ces questions mais elle offre un instrument de travail inestimable pour permettre de les aborder avec un regard neuf. Le texte italien a été établi par Gino Belloni sur la base de son édition de 1982 dont il est ici proposé une version corrigée. Le raisonnement philologique de Belloni (qui utilise principalement le manuscrit II.IV.81 de la Bibliothèque Nationale de Florence ainsi que le Plut. LXXVI 66 de la Biblioteca Medicea Laurenziana) ainsi que la liste des variantes n'ont pas été repris dans le volume considéré. En revanche, les sources littéraires ont été intégralement reportées et des notes linguistiques et historiques ont été ajoutées. Le résultat est donc un volume particulièrement maniable pour le lecteur français qui ne rend pas pour autant obsolète le volume de 1982, lequel demeure, avec les articles de Giuliano Tanturli de 1988 (Studi Medievali 29) et de 1996 (Rinascimento 36) et le volume d'Alessandra Mita Ferraro de 2005, l'étude de référence pour ce qui concerne les aspects paléographiques, génétiques et philologiques. L'introduction de Serge Stolf (11-25) récapitule néanmoins de manière efficace et claire l'état des connaissances en la matière.
Outre ces éléments tout à fait appréciables, la valeur principale de ce volume consiste dans sa traduction. Les critères qui l'ont guidée sont exposés succinctement en fin d'introduction (23-25) où l'évocation de son esprit général retient l'attention du lecteur : "rendre compte du texte dans son intégralité et dans une syntaxe épousant, autant que possible, le rythme propre de l'original, en évitant un morcellement arbitraire que ne justifie pas la phrase bien charpentée de Palmieri, où, toutefois, les anacoluthes ne sont pas rares" (23). De ce point de vue, on ne peut que saluer la brillante réussite de l'entreprise, qui parvient effectivement à rendre justice à l'ordonnancement réfléchi de la phrase de Palmieri, représentatif de ce que Raffaele Spongano nommait la "prose d'art" du Quattrocento. La traduction de Serge Stolf constitue un magnifique hommage à la langue du Florentin : la syntaxe complexe et rythmée est rigoureusement respectée, les antithèses qui animent le propos soigneusement rendues, la recherche du lexique restituée avec exactitude, parfois à l'aide d'archaïsmes discrets expliqués en note. Notons d'ailleurs que l'apparat critique est enrichi de notes concernant la traduction qui éclairent les choix effectués en laissant intact le relief ou les aspérités du texte d'origine. Comme tous les choix de traduction, certains peuvent se discuter, notamment celui de rendre erudizione par "érudition" ou ragione par "raison" ("au sens ancien de 'ce qui est conforme à la justice'", n. 11, 207) au lieu de la traduire par "droit" (opposé à iniuria, l'injustice, 206). Mais il s'agit d'arbitrages ponctuels que justifie notamment l'harmonie générale de la traduction, aux prises avec des séries lexicales dont il importe de restituer la variété autant que la précision.
Indépendamment de ces éléments qui pourraient donner à matière à discussion ou à réflexion (et que l'on peut y voir la marque d'une traduction active, ouverte, qui ne referme pas le processus interprétatif), tout indique que cette traduction pourra désormais servir de référence pour le public francophone. Comme le rappelle Serge Stolf dans son introduction, la première traduction française de la Vita civile date du cœur du XVIe siècle et fut l'œuvre de Claude Deroziers. Elle n'a été conservée que dans un manuscrit de 1544 conservé à la Bibliothèque du Château de Chantilly (décrit et analysé par Nella Bianchi Bensimon dans un article paru dans le numéro 21 d'Interpres en 2002). Ce qu'il faut rajouter, c'est que la traduction imprimée à Paris en 1557 et corrigée par Claude Gruget, est une version profondément remaniée et que le texte attribué par lui à Deroziers est en fait une réécriture bien éloignée de la traduction originale, pour des raisons qui tiennent notamment à l'évolution du contexte politique en France entre les années 1540 et les années 1550 (voir Traduire à la Renaissance, dir. Jean-Louis Fournel et Ivano Paccagnella, 2022). À bien des égards, le texte de Gruget s'était affranchi du rythme travaillé de la prose de Palmieri. Le travail de Serge Stolf présente ainsi l'avantage considérable de restituer, dans un esprit qui est celui de l'humanisme des origines, la saveur de l'écriture de Palmieri, son attention à la structure de la phrase, à la propriété des termes, aux variations de rythmes, aux accélérations véhémentes, aux déroulés majestueux.
Ce n'est que par une attention accrue au texte, que permet précisément la traduction telle qu'elle est conçue et pratiquée dans ce volume, que l'on pourra sortir de l'aporie interprétative dans laquelle le texte a été cantonné (à savoir la question de son degré présumé d'adhésion au 'républicanisme' de Leonardo Bruni) pour en faire une pièce d'un tableau vivant, celui de la pensée éthico-politique de la Florence du XVe siècle qui ne saurait se résumer à deux temps successifs hétérogènes (l'humanisme civique et le néo-platonisme) mais qui serait peut-être appréhendée de manière plus profitable si on considérait l'articulation entre pensée politique laïque et religion comme étant objet de variations, de confrontations, d'évolutions, ce que la Vie civile de Palmieri révèle de manière exemplaire.
Notes :
[1] Notamment dans les grandes perspectives historiques de Eugenio Garin : L'umanesimo italiano, 1951, ou de Hans Baron : The Crisis of the Early Italian Renaissance, 1955 et 1962.
[2] George Carpetto : The Humanism of Matteo Palmieri, 1984; Claudio Finzi : Matteo Palmieri dalla "Vita civile" alla "Città di Vita", 1984; Alessandra Mita Ferraro : Matteo Palmieri: una biografia intellettuale, 2005.
Laurent Baggioni