Jeff Rider (ed.): Walter, Archdeacon of Thérouanne. The Life of Count Charles of Flanders, The Life of Lord John, Bishop of Thérouanne And Related Works (= Corpus Christianorum in Translation; 44), Turnhout: Brepols 2024, 276 S., 1 s/w-Abb., ISBN 978-2-503-60507-4, EUR 55,00
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Le 2 mars 1127 un prince, le comte de Flandre Charles, surnommé "le Bon", était assassiné à Bruges: une telle mort revêtait évidemment un caractère dramatique et exceptionnel, suscita une grande émotion et continue près de neuf siècles plus tard à passionner les médiévistes, grâce surtout au récit très vivant et coloré de Galbert de Bruges, un notaire du comte, qui dans la tourmente qui suivit cette funeste journée commença à prendre des notes avant de raconter l'événement, ses causes et ses conséquences. Son œuvre est un des classiques de l'histoire du Moyen Âge central. Au contraire, la mort en 1130, également en Flandre, de l'évêque de Thérouanne Jean de Warneton passa beaucoup plus inaperçue: la disparition d'un vieil évêque, âgé sans doute d'environ 65 ans, n'avait rien d'étonnant. Mais si différents qu'ils furent, ces deux décès ont été unis par un même auteur: Gautier, archidiacre de Thérouanne de 1116 à 1132, qui écrivit la vie de ces deux personnages. Il avait connu le comte de Flandre Charles et travaillé avec lui, y compris quelques jours avant sa mort; il avait servi et aimé l'évêque Jean, dont il avait été un proche. C'est d'ailleurs à la demande de l'évêque Jean qu'il écrivit la vie de Charles. Quant à la vie de Jean, il la rédigea à la demande de ses frères, dit-il, mais certainement aussi de sa propre initiative.
Les œuvres de Gautier avaient fait l'objet, en 2006, d'une édition critique dans le Corpus Christianorum par Jeff Rider, professeur à la Wesleyan University (Connectitut). Cette édition avait permis aux spécialistes de découvrir, ou de redécouvrir, des récits trop ignorés. Le même Jeff Rider publie maintenant, à destination d'un public plus large, une traduction anglaise des œuvres de Gautier, accompagnée d'une substantielle introduction et d'un riche commentaire.
La Vie de Charles diffère beaucoup du De multro ("le récit du meurtre") par Galbert (édité en 1994 par J. Rider, également auteur en 2001 d'une superbe étude du travail de Galbert). Car là où le notaire Galbert, probablement simple clerc, s'intéressait surtout à l'assassinat du comte et à la guerre civile qui suivit, l'archidiacre Gautier écrivit une vraie Vita: il raconte la vie du comte et pas seulement sa mort, et développe cette dernière en une vraie Passio. Il fait de la mort de Charles un martyre, un authentique saint, dont il n'hésite pas à comparer la mort à celle du Christ. Ses efforts, pourtant, resteront longtemps vains, puisque la béatification solennelle de Charles n'interviendra qu'en 1883.
Gautier a également donné à la biographie de l'évêque Jean de Warneton le caractère d'une vraie Vita au sens hagiographique du terme. Certes, Jean n'a pas été couronné par une mort héroïque, mais la perfection de ses mœurs permet à l'auteur de souligner les nombreuses vertus de son héros, dont l'ardeur réformatrice, dans ce contexte post-grégorien, est fortement soulignée, en particulier en ce qui concerne la régularisation de chapitres séculiers. La mort, nécessairement exemplaire, du saint est également un passage essentiel de l'œuvre.
Ce sont ces deux textes très littéraires, écrits en un latin un peu recherché et très religieux, avec force citations scripturaires, que Jeff Rider a réunis en ce volume. Il a eu l'excellente idée d'ajouter à sa traduction des deux œuvres de Gautier celle de quelques pièces supplémentaires, relatives à Charles et/ou à Jean: des extraits d'œuvres de Lambert de Saint-Omer, de Galbert de Marchiennes, de Simon de Saint-Bertin, d'André de Marchiennes et de la Genealogia Flandrensium comitum, ainsi que plusieurs poèmes écrits en hommage au comte assassiné. Une des pièces les plus intéressantes est certainement une sorte de compte-rendu de l'enquête menée dans les mois qui ont suivi l'assassinat, contenant des listes de suspects et de coupables.
Traduire des textes médiévaux est toujours un défi. Jeff Rider explique avoir voulu respecter le style et le rythme des textes latins, mais en privilégiant malgré tout la lisibilité et la compréhension par les lecteurs d'aujourd'hui, et c'est là sans doute la meilleure option. C'est pour cela aussi qu'il complète sa traduction par une introduction très détaillée, et un commentaire qui pourrait étonner par son étendue: c'est que Jeff Rider est un universitaire américain, habitué à avoir en face de lui des étudiants dont certains n'ont aucune, ou à peu près aucune, connaissance du Moyen Âge européen, qui leur est d'ailleurs tout à fait exotique. Il s'agit d'un public à qui il faut expliquer ce qu'est, par exemple, un chapitre de chanoines ou un avoué. En d'autres termes, cette traduction ne vise plus tant à illustrer par un exemple une connaissance du Moyen Âge déjà un peu étendue, qu'à introduire à une découverte du Moyen Âge quelqu'un qui en ignore à peu près tout. C'est là une démarche qui peut étonner, et nous paraître propre à nos collègues d'outre-Atlantique. Mais à tout prendre, nombre d'étudiants et de lecteurs européens, en France en tout cas, ne sont pas très loin de cette situation! C'est là une chose à réfléchir, pour tous ceux qui envisagent de publier la traduction d'un texte médiéval.
Jeff Rider nous livre donc ici une traduction élégante et claire de quelques textes qui non seulement racontent un événement important au XIIe siècle, mais qui éclairent aussi des structures et des mentalités de cette période. Cette traduction et le commentaire qui l'accompagnent s'appuient sur une excellente connaissance de la Flandre médiévale et de ses historiens, ainsi que sur une bibliographie complète et très à jour.
Benoît-Michel Tock