Yves Gallet: Ex quadris lapidibus. La pierre et sa mise en œuvre dans l'art médiéval. Mélanges d'Histoire de l'art offerts à Eliane Vergnolle, Turnhout: Brepols 2011, 552 S., 252 s/w-Abb., ISBN 978-2-503-53563-0, EUR 115,00
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Cet imposant ouvrage de quelque 550 pages est un hommage à Eliane Vergnolle, éminente historienne de l'art et professeur honoraire à l'université de Besançon. Chercheuse prolifique, Eliane Vergnolle a publié au cours de sa longue et brillante carrière plusieurs livres et articles scientifiques dont L'art roman en France [1] qui fait figure de référence.
Yves Gallet a réuni et édité les contributions de plus de quarante auteurs autour du thème de la pierre de taille (ex quadris lapidibus) et de sa mise en œuvre dans l'art médiéval.
Couvrant une variété de sujets et d'approches, les contributions du recueil s'inspirent des thèmes ayant guidé les travaux de recherche de l'historienne de l'art. Ainsi, des textes ayant pour objet l'architecture et la sculpture romanes et gothiques, les maîtres maçons et autres artisans du chantier, la pratique des réemplois, l'archéologie du bâti et l'influence des manuscrits enluminés dans la sculpture composent notamment l'ouvrage. Bien que la grande majorité des textes soit rédigée en français, le volume comporte aussi des contributions en anglais, en allemand et en italien.
Si l'on ne tient pas compte de la partie introductive tripartite qui comprend un avant-propos (Yves Gallet), un portrait (Neil Stratford) et une bibliographie des publications d'Eliane Vergnolle, le volume est divisé en neuf parties thématiques: Et sur cette pierre, je bâtirai mon église...; Des chantiers et des hommes; Lire et interpréter la pierre; Excursus: trois études d'architecture; De l'architecture à la sculpture; La pierre sculptée; La pierre et les arts de la couleur; Les pierres et le réemploi, du haut Moyen Âge à l'âge baroque; Après le Moyen Âge. Ne pouvant rendre compte en quelques pages de la totalité des quarante-deux contributions du volume, nous proposons ici un aperçu des contributions abordant de près ou de loin l'archéologie monumentale et la construction.
Christian Heck (Erexit lapidem in titulum. Dresser ou tailler la pierre de Béthel?) ouvre le volume avec une réinterprétation du songe de Jacob à Béthel (Genèse 28, 10-22), texte d'une importance capitale dans le rituel de dédicace des églises. Dans cette allégorie, le patriarche Jacob dresse une pierre et l'oint d'huile, transformant par le fait même le site en lieu sacré. Dans certains textes du XIIe siècle, notamment dans la Vulgate en Genèse 28, 18, la pierre (brute) qu'a dressée Jacob s'est transformée en autel de pierres taillées. Selon Christian Heck, cette altération du récit n'est pas sans importance car elle constitue une "véritable appropriation chrétienne du texte vétérotestamentaire, [...] en plein accord avec une spiritualité qui a pris ses distances avec les positions d'Augustin, qui opposait les pierres spirituelles aux pierres de construction [...]" (34). À partir de cette interprétation, le terme latin erigere (dresser) prendra en français un double sens et ne signifiera plus seulement redresser (placer en station verticale) mais aussi tailler (couper).
S'appuyant sur des auteurs contemporains, notamment Jotsald de Cluny (hagiographe d'Odilon) et Pierre le Chantre († 1197), Alexandra Gajewski (Stone Construction and Monastic Ideals) s'intéresse aux préceptes moraux antagonistes qui régissaient la construction des églises des moines bénédictins et cisterciens.
Caroline Bruzelius (Project and Process in Medieval Construction) réfléchit sur le projet architectural et sa mise en œuvre. D'emblée fait-elle remarquer que notre conception des grandes églises médiévales est façonnée par une vision romantique qui en fait des constructions homogènes et harmonieuses, des allégories de la Jérusalem céleste. Or, cette vision fait souvent abstraction de la réalité des chantiers. Caroline Bruzelius suggère donc d'approcher les églises médiévales comme étant le résultat de longs et complexes processus constructifs qui, au cours des années, ont transformé et altérés les projets initiaux des maîtres d'œuvre. Dès lors, non plus une seule, mais plusieurs visions animent ces grandes églises. Elle parvient à la conclusion qu'il faudrait peut-être songer à réécrire leurs histoires monumentales.
La contribution de Peter Kurmann (De l'abbatiale de Saint-Denis à la cathédrale de Strasbourg), porte sur les piliers d'influence dionysienne de la nef de la cathédrale de Strasbourg. Il est en effet connu que les piliers composés de l'abbatiale de Saint-Denis ont été repris dans la nef strasbourgeoise. [2] Peter Kurmann attire cependant notre attention sur le fait qu'il ne s'agit pas des piliers de la nef, mais de ceux, plus massifs, de la croisée de l'abbatiale. Il invoque essentiellement des raisons pratiques (grandes dimensions de la nef strasbourgeoise) et de prestige (citation de la fameuse abbatiale, nécropole royale et chef-d'œuvre de l'art rayonnant) afin d'expliquer le choix quelque peu démodé du maître alsacien.
Nelly Pousthomis-Dalle (La pierre dans les comptes de construction du château de Bassoues) donne un aperçu du chantier de l'achèvement de la grande tour du château de Bassoues (Gers) en s'appuyant sur un résumé des comptes du clavier de Bassoues pour les années 1370 à 1371. Soulignons que ces comptes s'avèrent tout particulièrement instructifs en ce qui concerne le vocabulaire technique employé par les différents corps de métiers durant le XIVe siècle.
Philippe Plagnieux (Le parchemin, la pierre et l'Auberge du Saumon), pour sa part, reconstitue les phases du chantier de la façade de la chapelle Saint-Yves à Paris (aujourd'hui détruite) à partir de son livre de comptes pour les années 1405 à 1423, duquel il a extrait puis ordonné les informations concernant ses deux campagnes (1409 à 1413). On y rencontre les acteurs du chantier, maîtres d'œuvre, charpentiers, carriers, maçons, tailleurs de pierre et verrier, lesquels sont dûment nommés. Fait intéressant à noter, le livre de comptes fait état d'au moins trois dessins sur parchemin de la façade ou de son portail. Aujourd'hui disparus, ils étaient l'œuvre du maître Benoît de Savoie (pour deux d'entre eux) et du maçon Pierre Robin. Si plusieurs dessins d'architecture gothique sont conservés dans les pays de langue allemande, ils sont plutôt rarissimes en France. Ils devaient cependant être largement utilisés dans la conception et la mise en œuvre des édifices gothiques. Depuis quelques années, on en retrouve d'ailleurs le témoignage dans diverses sources documentaires, attestant de leur usage. [3]
Etienne Hamon (Un tailleur de pierre comblé d'honneurs dans le Paris flamboyant) s'intéresse à un maître d'œuvre parisien de la période flamboyante, Jean Poireau l'aîné (1419-1491). Parmi ses réalisations, notons sa participation à la reconstruction de la façade de l'église priorale Saint-Martin-des-Champs en 1455-1456, le remaniement de la nef de l'église Saint-Jacques-de-la-Boucherie (démolie mais dont subsiste encore aujourd'hui la magnifique tour de façade) vers 1468 et l'érection de la nef de la collégiale Saint-Germain-l'Auxerrois, dont il fut le maître d'œuvre attitré dès 1476. En raison du peu de sources documentaires à nous être parvenues et de leur dispersion dans les archives, la majorité des architectes et artisans gothiques, même de la période tardive, nous est toujours inconnue et le restera probablement toujours. Le portait professionnel que dresse Hamon est d'autant plus pertinent qu'il fait apparaître une figure de l'art flamboyant parisien jusqu'alors oubliée.
Andreas Hartmann-Virnich (Transcrire l'analyse fine du bâti) livre un plaidoyer en faveur du relevé manuel dans l'archéologie monumentale. Délaissé ces dernières années au profit des nouvelles technologies numériques comme la tachéométrie et la scanographie laser, le relevé manuel n'est pas moins pertinent. Tout au contraire, il est complémentaire aux nouvelles technologies qui, selon l'auteur, sont plus efficaces et adaptées pour lever les ensembles architecturaux. Le relevé manuel, quant à lui, permet un contact direct avec le bâti, "privilégie l'approche du détail" et se fait "l'interprète d'observations dont la nature et la qualité restent difficilement, voire totalement incompatibles avec l'utilisation du support numérique" (193). Andreas Hartmann-Virnich nous rappelle également qu'il faut se garder d'oublier que le relevé, numérique ou non, n'est pas une finalité en soi et qu'il doit être au service de l'analyse archéologique. Si nous partageons les vues de l'auteur, nous pourrions également ajouter que les nouvelles technologies laser permettent aujourd'hui d'accéder à des endroits autrefois pratiquement inaccessibles, telles les hautes voûtes d'un édifice, sans l'érection de coûteux et encombrants échafaudages.
Yves Gallet (Lire la pierre comme un marqueur spatial et fonctionnel) propose une lecture "symbolique" des pierres du complexe monastique de Beauport (Côtes-d'Armor, premier quart du XIIIe siècle), aujourd'hui partiellement ruiné. Si des raisons pragmatiques et structurelles peuvent expliquer le choix des types de pierres employées - une demi-douzaine dont le calcaire, le grès rose et le granit -, l'auteur est d'avis que des facteurs esthétiques et fonctionnels doivent aussi être pris en compte. Ainsi en vient-il à la conclusion de l'emploi hiérarchisé des pierres pour distinguer les espaces architecturaux. Cette nouvelle interprétation permet à Yves Gallet d'établir plus sûrement la destination des bâtiments de l'ensemble abbatial, qui posait encore problème.
En terminant, peut-être avons-nous le devoir de signaler quelques menues erreurs. Le nom allemand de la ville de Ratisbonne (Regensburg) est utilisé dans une contribution (427) alors qu'il est d'usage de recourir à sa forme française, d'autant qu'elle est employée ailleurs dans le volume (193). En outre, retrouve-t-on dans l'ouvrage deux façons d'orthographier réemploi, avec ou sans e accent aigu (remploi). Bien que les deux formes soient correctes, il aurait mieux valu, par souci de rigueur, s'en tenir à une seule pour l'ensemble des contributions.
Ces oublis ne sauraient cependant diminuer la grande valeur de l'ouvrage: Yves Gallet a réussi le double pari d'offrir un bel hommage à Eliane Vergnolle et de présenter un volume de haute qualité. Fidèle à sa réputation, la maison d'édition de Turnhout a produit un ouvrage remarquable qui fait la part belle aux illustrations (en noir et blanc), la plupart de bonne qualité. En somme, Ex quadris lapidibus intéressera à la fois le chercheur et l'amateur sérieux.
Notes:
[1] Eliane Vergnolle: L'Art roman en France. Architecture, sculpture, peinture, Paris 1994.
[2] Franz Mertens: Paris baugeschichtlich im Mittelalter, 3e partie, in: Christian Friedrich Ludwig Förster: Allgemeine Bauzeitung, volume 12, Vienne 1847, 62-94.
[3] Etienne Hamon: Une capitale flamboyante. La création monumentale à Paris autour de 1500, Paris 2011.
Dominic Boulerice