Paul Bertrand: Les écritures ordinaires. Sociologie d'un temps de révolution documentaire (entre royaume de France et empire, 1250-1350), Paris: Publications de la Sorbonne 2015, 440 S., 81 s/w-Abb., ISBN 978-2-85944-920-9, EUR 32,00
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Ce livre présente le résultat des recherches menées par Paul Bertrand depuis 2002-2004 dans le domaine des « pratiques de l'écrit » (Pragmatische Schriftlichkeit en Allemagne et Literacy Studies dans les pays anglo-saxons). Le sujet de ce livre part du constat reconnu par l'historiographie d'une croissance exponentielle, à partir du début du XIIIe siècle, de la production et de la conservation des documents « de la pratique », définis comme des objets textuels ayant une force probatoire et performatrice dans leur société.
À la fois synthèse et essai, cet ouvrage constitue une base solide pour ceux qui voudraient approfondir la question de la diffusion de l'écrit pratique au XIIIe siècle. L'auteur reprend des concepts fondamentaux de l'analyse de ce phénomène, tels la « culture graphique » de Roger Chartier (16, 22) ou les « écritures ordinaires » de Daniel Fabre (14-15). Paul Bertrand propose de nouveaux cadres de lecture, comme celui de « réseau documentaire » pour désigner l'interaction des données entre elles à travers une série de documents distincts (244-245, 379) et de « communauté graphique » pour établir des caractéristiques qui réunissent un groupe d'hommes autour d'un même niveau de maîtrise de l'écrit (308).
Le livre est composé de deux propos liminaires, l'introduction délimitant l'espace géographique (Artois, pays de Liège, Nord-Est du royaume de France et marges d'Empire, 16-17) et temporel (1250-1350 mais sans s'interdire de remonter à la fin du XIIe siècle et d'aller jusqu'au début du XVe siècle) et un chapitre liminaire posant les cadres généraux de la production écrite et de la conservation au XIIIe siècle. Le livre est scindé en sept chapitres et un chapitre conclusif en forme de pistes de réflexions ; l'ensemble est clos par un « résumé conclusif » de quatre pages.
Le premier chapitre présente un panorama général des grands types documentaires, basé sur une distinction des documents en fonction de leur « durée de vie », depuis les documents ayant pour vocation d' être conservés sur le long terme ou dans un lieu de « sacralisation » documentaire (37-38) et ceux ayant une durée définie dès leur rédaction (les baux à temps ou les textes des tablettes de cire). Dans ce dernier groupe, apparaît une typologie documentaire peu traitée dans l'historiographie, les « cédules », « des chartes en miniature, scellées, mises en page et en formules, du moins dans un premier temps, [...] » (70) que l'auteur est amené par la suite à réutiliser. Dans le chapitre 2, Paul Bertrand suit les différents moments de la « vie » d'un document, mettant en lumière les détournements de la volonté initiale du rédacteur dont l'écrit peut faire l'objet.
Les chapitres 3 (« Compiler, abréger, contracter ») et 4 (« Ordinatio ») peuvent être considérés comme deux volets d'une même question, à savoir la façon dont mise en page et mise en texte des écrits de la pratique appartiennent à une culture écrite plus large. Paul Bertrand étudie la façon dont les textes sont progressivement résumés à leur sens le plus strict dans des documents « scientifiques » (premiers recueils de décrets, mouvement d'encyclopédisme, diffusion des premiers glossaires), technique ensuite utilisée dans les écrits de la pratique, à partir du XIIIe siècle. Ces méthodes intellectuelles et abstraites de compilatio s'appuient sur des techniques scripturales, au sens d'un savoir matériel, presque artisanal (utilisation des « pieds de mouche » ; gestion des « blocs de texte » afin de faciliter la lecture de textes de plus en plus réduits, aux mots de plus en plus abrégés), techniques utilisées dans les écrits « littéraires » comme « gestionnaires ». Le fait que l'auteur dépasse ici le corpus de documents défini en introduction constitue un apport neuf à la réflexion. Le chapitre 3 est également l'occasion de proposer une première application du « Graphoskop », outil informatique mis au point par Maria Gurrado à l'IRHT (141), sur le corpus des quittances du trésor des chartes des comtes d'Artois. Dans une réflexion proche de la codicologie quantitative [1], Paul Bertrand est un des premiers à utiliser les nouvelles perspectives offertes par les Humanités numériques pour tenter de caractériser, de façon quantitative, l'évolution des écrits conservés au sein d'un corpus documentaire clos.
Le chapitre 5 s'intéresse aux « signes graphiques », ensemble des objets et des matérialités qui participent de la communication écrite sans présenter de signes alphabétiques : il faut insister sur l'importance des objets signifiants, telles les baguettes de taille, baguettes de bois sur lesquelles on porte des encoches selon le nombre de paiements d'une dette, de pains, etc. (200-203). Si l'on se trouve ici aux limites de la « culture écrite » puisqu'il n'est pas question de texte, ces objets ont une valeur juridique minimale qui suffit dans le cadre de relations personnelles, souvent marchandes : on prend alors la mesure de la « culture graphique » de la société médiévale. Le chapitre se clôt sur une nouvelle analyse de type paléographique grâce au « Graphoskop » afin de déterminer des critères quantitatifs pour définir les différents types d'écriture observables à partir du XIIIe siècle.
Le chapitre 6 présente plusieurs exemples de « réseaux documentaires » et, au travers de ces cas, pointe une distinction entre des documents à la typologie claire, cartulaires, censiers, comptabilités, et des « écrits ordinaires », faits de cahiers avec annotations diverses, sans ordre, sans mise en page précise. Le chapitre 7 cherche à mettre en lumière les scripteurs de l'ensemble de cette documentation : pour le XIIIe siècle, il est cependant rare de pouvoir identifier les individus en dehors de quelques cas, dont la représentativité pose question, au regard du silence qui entoure leurs contemporains. L'analyse par Graphoskop permet de questionner le lien entre communauté et identité graphique, qui méritera sans doute de nouvelles analyses avec d'autres fonds. Enfin, le chapitre conclusif permet à l'auteur d'aborder des sujets tels que la fonction de l'écrit (communication, mémoire, contrôle administratif en formation) mais aussi de pointer des phénomènes généraux que son livre a permis de dégager.
À plusieurs reprises, l'auteur démontre un mouvement de plus en plus rapide quant à la mise par écrit, à la graphie de l'écrit, comme si une « massification » des données (359-360) entrainait une nécessité de la vitesse d'écriture (381-383). Dans le même temps, il montre que les anciennes catégories documentaires, si elles se poursuivent, sont concurrencées par des catégories plus floues (ou souples). Mais on peut s'étonner, avec l'auteur, que la diversification typologique s'accompagne d'une standardisation à une large échelle : c'est là un écueil qui ouvre de larges perspectives de recherche.
Finalement, écrire sur la « révolution de l'écrit » qui s'opère à partir du XIIIe siècle, c'est aussi (comme l'auteur l'indique en conclusion) réfléchir au rapport à l'écrit, au texte et à l'élément graphique dans notre société numérique du XXIe siècle.
Note:
[1] Voir les travaux d'Ezio Ornato et de Carla Bozzolo.
Isabelle Bretthauer