François Bougard / Hans-Werner Goetz / Régine Le Jan (éds.): Théorie et pratiques des élites au haut Moyen Âge. Conception, perception et réalisation sociale (= Collection Haut Moyen Âge; 13), Turnhout: Brepols 2011, 406 S., ISBN 978-2-503-54226-3, EUR 69,00
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La multiplication des programmes de collaboration internationale favorise une convergence des recherches particulièrement stimulante. En témoigne ce volume qui vient clore un programme européen intitulé "Les élites dans le haut Moyen Âge occidental. Formation, identité, reproduction" et qui associe quatre médiévistes anglo-saxons (Chris Wickam, Christopher Loverluck, Stuart Airlie, Janet Nelson), sept Allemands (Hans-Werner Goetz, Steffen Patzold, Werner Hechberger, Verena Postel, Stefen Esders, Jörg Jarnut, Wilfried Hartmann), cinq Français (Régine Le Jan, Philippe Depreux, Bruno Dumézil, Alban Gautier, Geneviève Bührer-Thierry) et un Italien (Marco Stofella). Cette composition illustre ce que nombre de géographes veulent appeler la mégalopole européenne : du fait de la personnalité de ses initiateurs, elle se concentre essentiellement sur l'Europe du nord-ouest, sur le cœur des mondes franc et anglo-saxon, tandis que d'autres zones aquitaines, bourguignonnes ou italiennes sont peu ou pas évoquées. Elle explique également que la fin du haut Moyen Âge soit privilégiée, mais le monde romano barbare n'est pas oublié. Au terme des travaux entrepris depuis 2003 avec la volonté d'englober toutes les sortes et niveaux d'élites de façon ouverte, la dernière publication a une vocation conclusive et elle vise donc essentiellement à la définition des élites.
L'intérêt de ce livre, inégal comme tout ouvrage de ce type, est de présenter à la fois une relative synthèse, notamment en matière historiographique, et un instantané de la réflexion sur les élites. Il met en évidence un quasi consensus des participants - qui reflète largement le point de vue des hauts médiévistes actuels - sur de nombreux points. Chacun est d'accord sur l'emploi du mot élites tout en constatant le peu de production médiévale consacrée à cette question (d'où la célébrité d'une œuvre comme celle de Dhuoda). Le terme élite permet de distinguer l'étude des catégories supérieures de celle de la noblesse, qui a longtemps focalisé la recherche en particulier en Allemagne et qui pose des problèmes spécifiques en particulier pour le haut Moyen Âge. Il est surtout plus vaste et permet à la fois une conception des élites moins liée au sang et beaucoup plus large socialement. L'ouvrage s'intéresse donc aux élites laïques aussi bien qu'ecclésiastiques - la contribution d'Alban Gautier montre toute la subtilité de leur distinction -, tant impériales que locales ou marchandes. Il met en avant aussi la forte continuité des élites, l'adoption de nouvelles pratiques élitaires signifiant plus souvent capacité d'adaptation que renouvellement de la composition des élites. De fait et cela reflète une approche croissante développée d'abord par les historiens anglo-saxons et allemands, l'influence socio-anthropologique conduit à faire une large place aux comportements ; comme l'écrit Geneviève Bührer-Thierry, les élites sont "moins une affaire de définition [...] qu'une affaire de perception, c'est-à-dire de reconnaissance sociale" (376). La seconde partie du livre, un peu plus courte, abandonne donc le vocabulaire et les concepts pour se centrer sur l'analyse des pratiques sociales et évoquer divers types d'élites (l'épiscopat comme groupe, les élites locales dans ancrage et leur ascension sociale...). Il s'agit avant tout d'évaluer les pratiques et les stratégies distinctives sont le fil conducteur de cette synthèse. De ce point de vue, à l'emploi de termes distinctifs comme celui Dominus étudié par Philippe Depreux répondent des comportements que l'archéologie éclaire particulièrement, comme en témoigne la contribution riche et synthétique de Christopher Loverluck.
Pour autant, si la multiplication des échanges internationaux se traduit par un consensus sur les résultats des enquêtes comme sur les pratiques historiennes, cet ouvrage montre les limites de l'uniformisation de la recherche aux dépens des originalités nationales, encore fort prégnantes, et on peut s'en faciliter tant cela constitue une véritable richesse. On pourrait ici opposer l'importance des systèmes de pensée, notamment sociologiques, pour certains contributeurs français et le pragmatisme d'autres, anglais ou allemands, qui se concentrent sur la définition de critères comme outils d'études (Chris Wickham) ou s'interrogent sur la valeur relative des grilles modernes d'analyse pour cette époque précisément (Hans-Werner Goetz) ; quant à la seule étude italienne, elle part des pratiques. Au-delà de ces différences de culture intellectuelle et historique, ou peut-être à cause d'elles, il est clair que tous les auteurs ne donnent pas la même profondeur sociale aux élites. Si les élites locales demeurent beaucoup moins étudiées, c'est qu'elles constituent une catégorie intermédiaire, distinguée par la masse de la population mais plus ou moins confondue avec elle par les cours. La question de l'appartenance des marchands aux élites divise également, certains auteurs mettant en avant leur capacité à se distinguer y compris par des critères jugés aristocratiques, d'autres faisant remarquer que les élites économiques sont les grands propriétaires, eux-mêmes élites politiques, militaires et institutionnelles. La richesse de ce genre de synthèse est bien de confronter des modes et des domaines d'études et, comme le fait Steffen Patzold, de s'interroger sur la valeur de mots et de concepts communs dans des langues et des traditions historiques différentes.
François Demotz