Marie-Anne Vannier: Maître Eckhart Prédicateur (= Mystiques chrétiens d'Orient et d'Occident; 4), Paris: Beauchesne 2018, 858 S., 26 Abb., ISBN 978-2-7010-2287-1, EUR 49,00
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Le moins que l'on puisse dire est que Marie-Anne Vannier n'est pas un auteur dont la prolixité est la moindre des caractéristiques. Outre le fait qu'elle publie en moyenne deux ouvrages par an, et non des plus minces (ici 860 pages), elle écrit également de très nombreux articles et contribue fréquemment à des actes de colloques. Le présent volume rassemble ainsi soixante-et-onze articles de M.-A. Vannier, parus dans les vingt dernières années, surtout dans les années 2010, comme si le rythme d'écriture s'accélérait de lui-même. Les articles sont ici mis en rubrique, sans tenir compte de la chronologie de sorte que l'on puisse considérer le volume comme une véritable encyclopédie autour de Maître Eckhart. La table des matières résume l'ensemble d'une œuvre, d'un homme, avec ses thèmes, ses sources, son actualité. Loin de devoir ainsi lire le livre exhaustivement de la première à la dernière page, il convient d'en user comme d'un dictionnaire dont la table des matières renvoie aux thèmes majeurs. Au sens strict, le titre est restrictif (Maître Eckhart prédicateur), puisque la prédication n'y est que la première section. Il s'agit en réalité de présenter Maître Eckhart dans son entier: I. La prédication; II. La vie d'Eckhart, III. Les œuvres d'Eckhart, IV. L'actualité d'Eckhart, V. Les sources, VI. Les thèmes, VII. La réception de l'œuvre d'Eckhart.
Une fois compris la logique de composition du volume, il devient alors clair que les répétitions fussent inévitables d'un article à l'autre. Ainsi Marie-Anne Vannier recourt-elle d'un article à l'autre à des astuces didactiques ou à des tics démonstratifs - voire des tics stylistiques, «Force est de constater que...» - qui en font sa marque de fabrique au point de marteler les grands leitmotiv de son enseignement sur Eckhart: elle redit souvent à quel point la dimension trinitaire est le sous-bassement de la prédication d'Eckhart et de sa théologie; les sermons latins sont les «gammes et le lexique de son œuvre»; les grands thèmes eckartiens sont l'homme noble, la noblesse de l'âme, l'humilité, le pâtir Dieu, l'Esprit saint et la Grâce, la naissance de Dieu dans l'âme, la filiation divine; en tant que Frère Prêcheur, il revenait à Eckhart de «transmettre aux autres les fruits de sa contemplation», selon l'adage bien connu de Saint Thomas; la discretio d'Eckhart par rapport à sa propre vie selon la préconisation de Jean Cassien; l'affinité de Eckhart avec Augustin; l'identification de l'homme (homo) avec l'humilité (humus), etc.
En un sens, l'ouvrage offre toute l'exégèse actuellement disponible pour pénétrer et assimiler l'œuvre d'Eckhart, mais il n'opère pas de synthèse. Au lecteur à travers l'ensemble des articles d'effectuer sa propre synthèse sur les grands thèmes eckhartiens. L'auteur aurait pu rédiger - à moins qu'elle ne l'ait déjà fait - un manuel qui synthétise toutes les recherches sur Eckhart jusqu'à nos jours en 2019. Ainsi ne seraient pas redondantes les mises en vis-à-vis qui ponctuent les articles: Eckhart et Augustin, Eckhart et Maïmonide, Eckhart et Nicolas de Cues, Eckhart et Origène, Eckhart et les mystiques rhéno-flamandes, Eckhart et Jean Cassien, Eckhart et Thomas d'Aquin. De même n'auraient pas été répétitives les conclusions majeures autour de l'homme et de son œuvre: l'expérience mystique d'Eckhart articulée à sa théologie spéculative; la théologie de l'homme à l'image de Dieu comme noblesse de l'âme (notion d'Einbildung); l'autorité magistérielle de l'homme, Lesemeister autant que Lebemeister; la figure de l'homme noble, comme accomplissement de l'homme qui vit en Dieu; la vie mystique comme détachement c'est-à-dire homme vidé de lui-même pour laisser la place à Dieu (théologie apophatique); l'exception d'une condamnation en procès d'inquisition d'un haut responsable de l'ordre dominicain, etc.
Pour didactique que soit la répétition, elle contribue du moins à circonscrire l'enseignement de Marie-Anne Vannier en mots d'ordre tant il est vrai que l'auteur a voué sa vie scientifique à l'homme thuringien au point d'en adopter parfois le style quelque peu homilétique. Au point presque d'en canoniser la figure. N'écrit-elle pas à plusieurs reprises qu'Eckhart fut un des meilleurs lecteurs d'Augustin qui puisse être? Il fut un précurseur dans la méthode dialectique du Moyen Âge, celle de la quaestio scolastique, ce qu'elle ne démontre pas vraiment. Il fut un des plus grands mystiques de tous les temps. Fondamentalement, ce qui meut M.-A. Vannier, c'est un souci didactique pour le temps présent: comment rendre Eckhart utile à notre époque? Ce qu'elle entend mettre en œuvre en théologienne qu'elle est - et non en historienne qu'elle n'est pas - c'est la pertinence du propos d'Eckhart pour aujourd'hui. Voilà le but d'une vie passée à travailler sur un homme et son œuvre.
Comme d'autres ont pu le faire pour Thomas d'Aquin, M.-A. Vannier n'a de cesse de vouloir actualiser la pensée d'Eckhart jusqu'à y retrouver des influences chez Derrida, Heidegger, Michel Henry ou Lacan. On lui saura gré quoi qu'il en soit d'avoir mis une énergie hors du commun au service de cette cause scientifique: l'exploration de l'œuvre du thuringien.
Bénédicte Sère