Ivan Foletti / Klára Dolealová (eds.): The Notion of Liminality and the Medieval Sacred Space (= Convivium supplementum), Turnhout: Brepols 2020, 162 S., zahlr. Farbabb., ISBN 978-80-210-9453-6, EUR 75,00
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La notion de liminarité (ou liminalité) fait l'objet d'une attention accrue de la part des chercheurs depuis une dizaine d'années. Limen dit le seuil. La liminarité représente un espace transitoire en marge ou à l'intersection de deux autres lieux, états, situations ou moments. Le terme, originellement, renvoie à la célèbre étude d'Arnold Van Gennep en 1909 sur les Rites de passage. L'anthropologue belge y définissait la liminarité (ou phase liminaire) comme l'étape rituelle située entre la séparation (phase pré-liminaire) et l'agrégation (phase post-liminaire). Période transitionnelle donc, lieu intermédiaire, marge ou encore lisière, la liminarité est une étape cruciale du déroulé rituel, qui est aussi une phase d'indétermination temporaire, un temps de suspension, puisqu'elle correspond à la mue de l'individu ou du groupe social. En 1967, Victor Turner, lorsqu'il étudie le statut du pèlerin, cet entre-deux juridique et social, précise le concept de liminarité en parlant de « limbe social » : la liminarité parce qu'elle emprunte à un état déjà dépassé (l'état initial d'avant le rite) et à un état non encore atteint (l'état final d'après le rite) est un temps de déstructuration et, partant, de recombinaison et de renégociation des savoirs, des pratiques, des valeurs, des croyances, des repères, des normes, des identités. La catégorie parce qu'elle constitue une destruction créatrice recèle une force heuristique indéniable et une multiplicité de visages. La liminarité se veut en effet spatiale ou temporelle, matérielle ou métaphorique, individuelle ou sociale, rituelle et performative.
Issu d'une rencontre tenue en octobre 2018 à l'université Masaryk de Brno, le présent volume reprend à son compte ce concept originellement travaillé par les études anthropologiques pour l'appliquer au champ de l'histoire de l'art. Déjà en 1992, Michael Camille avait exploré l'iconographie marginale avec son célèbre Image on the Edge. The Margins of Medieval Art. Les marges devenaient des catégories visuelles et sociales. Depuis les années 2010, le seuil des églises sacrées comme espace liminal s'avère un centre de discussions dynamiques chez les historiens de l'art. Tina Bawden en 2014 intitule son livre Die Schwelle im Mittelalter et enquête ensuite sur les portes décorées de la fin du Moyen Âge ; Ivan Foletti et Manuela Gianandrea corédigent Zona liminare, une étude sur le narthex de l'Église Sainte-Sabine à Rome et ses décorations ; Emilie Van Opstall dirige un volume collectif en 2018 sur les Sacred Thresholds. En 2018 encore, Klaus Krüger rédige une Ästhetik der Liminalität. Il s'agit alors dans le présent ouvrage daté de 2019 de penser l'architecture de la liminarité dans les églises médiévales, du haut Moyen Âge à l'époque tardo-médiévale : comment se joue le passage vers la sacralité ? Comment le rituel articulé à la frontière prépare-t-il la pénétration de l'espace sacré ?
Six études de cas sont proposées. I. Foletti et K. Kravcikova étudient en vis-à-vis les portes du narthex de Sainte-Sabine et celles du porche de Notre-Dame du Puy. Le seuil des églises s'offre ainsi comme un espace de régulation et de préparation à la pénétration vers l'espace sacré. Les programmes iconographiques des portes y sont propédeutiques. D'où l'exigence des portes fermées pour que catéchumènes et pèlerins puissent s'imprégner des illustrations bibliques (18 à Sainte-Sabine) sur les portes. Espace d'attente donc, le narthex et le porche peuvent également symboliser l'antichambre du paradis. De même, les rideaux et les voiles étudiés par Sible de Wlaauw et Klara Dolezalova, souvent non conservés, contribuent à marquer l'espace architectural, social et rituel à l'intérieur des églises, notamment dans les endroits les plus sacrés (devant le ciboire ou l'ostensoir). Les rideaux participent ainsi d'une mise en scène de l'espace sacré dans une signification de séparation d'avec le monde profane. Le voile sacré se fait ici frontière et passage, recouvrement et découvrement, fermeture et dévoilement.
Comme les narthex ou les rideaux, les jubés des transepts (Vlad Bedros et Elisabetta Scirocco) sont autant d'écrans liturgiques entre le chœur des célébrants et le reste des fidèles. Les dispositifs de liminarité et de barrière signifient l'inclusion ou l'exclusion des différentes catégories d'acteurs au cours des célébrations liturgiques. D'où les décisions prises à Vatican II de supprimer les obstacles visuels qui séparent le célébrant de son public. Dans le même ordre d'idée, Chiara Croci étudie le transept de Santa Prassede à Rome, construit au IXe siècle. Le cycle hagiographique qui y est peint, les Acta Martyrum, s'avère un espace liminaire entre clergé et fidèles. Jan Klipa et Eliska Polackova étudient les autels portatifs et les retables au temps des hérésies hussites et du luthérianisme pour apprécier les nuances iconographies autour de la célébration de la messe. La transsubstantiation n'y est plus le rite de passage central puisque désormais la co-substantiation devient la règle chez les Protestants. Les retables ne sont alors plus cette pièce iconographique qui ouvre vers l'au-delà, comme c'était le cas jusqu'à présent, mais plutôt un espace prolongeant l'intérieur domestique et intime des hommes du temps. Autels et retables, en restant des espaces liminaires, changent de signification liturgique avec les redéfinitions dogmatiques. Désormais, la liminarité est performée par le geste d'ouverture et de fermeture du retable. Enfin, John Mitchell et Nicholas Pickwoad étudient les livres artistiquement représentés dans les églises, livres ouverts ou fermés, comme autant d'indices des points liminaux de passage et de symboles annonciateurs du paradis et de la vie éternelle.
Soutenu par le grand nombre d'illustrations et la belle qualité d'impression du volume, le lecteur se nourrit ainsi des réflexions sur la liminarité qu'il pourra par la suite étendre à ses propres dossiers de recherche, au-delà du présent volume strictement cantonné à l'histoire de l'art. Comment, en effet, penser la liminarité entre la performativité du rituel liturgique dans l'espace sacré qu'est l'église et son ouverture aux cinq sens et aux expressions de la sensibilité ? C'est que la liminarité se pense aussi en termes d'expérience, d'expérimentation et de vécu phénoménologique. Ce pourrait être la prochaine étape d'analyse du phénomène qui garderait toute la dimension matérielle des descriptions, ici présentes et nécessaires, et s'y articulerait. Il reste donc, semble-t-il, encore beaucoup à faire sur ce sujet riche, dense et prometteur.
Bénédicte Sère