Egbert Türk: Arnoul de Lisieux (1105/1109-1184). Lettres d'un évêque de cour dans l'embarras (= Témoins de Notre Histoire), Turnhout: Brepols 2018, 559 S., ISBN 978-2-503-55113-5, EUR 70,00
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Dans une collection dirigée par Pascale Bourgain et dite "Témoins de notre histoire", la présente étude offre au lectorat français une traduction des quelque 141 lettres de l'évêque Arnoul de Lisieux (1105/1109-1184), traduction établie à partir de l'édition de Frank Barlow parue à Londres en 1939 sur une base de 19 manuscrits. Il existe depuis 1997 une traduction anglaise des mêmes lettres par l'un des spécialistes, Carolyn Poling Schriber, et depuis 2002 une traduction allemande (par Ewald Könsgen). La présente publication fait le choix de donner les traductions (325 pages) et de fournir le texte latin de l'édition de Barlow sans l'appareil critique et sans les annotations (220 pages). Il revenait à Egbert Türk de se faire la cheville-ouvrière de ce travail de traduction. D'une part, parce qu'il était l'un des premiers historiens à avoir mis en valeur la figure d'Arnoul de Lisieux dans un travail déjà ancien sur le milieu curial du règne d'Henri II Plantagenêt (1977). Egbert Türk avait ainsi pointé les plus célèbres des curiales de la seconde moitié du XIIe siècle tels que Pierre de Blois, Giraud de Barri, le célèbre Jean de Salisbury, Gautier Map, Richard d'Ilchester, Raoul de Tamworth, etc... Quelques années avant lui à peine, Charles Duggan, en 1966, avait présenté la figure de Richard d'Ilchester, évêque et serviteur royal. D'autre part, parce que, plus récemment, Egbert Türk avait présenté Pierre de Blois, dans la même collection que le présent volume: Pierre de Blois. Ambitions et remords sous les Plantagenêts (2006). Il avait également disserté sur Hugues Falcand et traduit son Livre du Royaume de Sicile dans un ouvrage sous-titré Intrigues et complots à la cour normande de Palerme (1154-1169). C'est dire à quel point Egbert Türk travaillait au croisement de trois courants historiographiques dont il pouvait maîtriser la logique de l'entrelacement: le genre épistolaire, notamment l'épistolaire politique (Laurent Vissière, Bruno Dumézil) et les études récentes autour de l'ars dictaminis (Benoît Grévin, Anne-Marie Turcan-Verkerk) tout d'abord, le monde curial ensuite, notamment sous les Plantagenêts, la figure de l'évêque de cour enfin.
Cent quarante et une lettres sont donc traduites qui s'échelonnent de 1144 à 1181. Mis à part la première, elles sont présentées en ordre chronologique. Elles s'adressent à plusieurs types de destinataires: des papes (Célestin II, Eugène III, Adrien IV, Alexandre III); des rois (Henri II); des hommes politiques en vue (Thomas Becket, alors chancelier dans les lettres écrits de 1155 à 1162 puis archevêque de Cantorbéry à partir de 1162 jusqu'à sa mort en 1170); des cardinaux (Jean de Naples, Guillaume de Pavie, Henri de Pise, Hyacinthe Orsini); des évêques (Robert de Chesney, évêque de Lincoln; Guillaume de Passavant, évêque du Mans; Hugues d'Amiens, archevêque de Rouen; Pierre de Laumont, évêque d'Angoulême; Gilbert Foliot, évêque de Londres; Gilles de la Perche, évêque d'Évreux; Baudoin, évêque de Noyon; Barthélemy, évêque d'Exeter); des archidiacres (Raoul de Diss, archidiacre de Londres; Richard d'Ilchester, archidiacre de Poitiers devenu ensuite évêque de Winchester); des abbés (Suger, abbé de Saint-Denis; Arnaud, abbé de Bonneval; l'abbé de Saint-Évroult; Herbert, abbé de Grestain; Laurent, abbé de Westminster; Henry de Sully, abbé de Fécamp; Gilbert, abbé de Cîteaux), des prieurs (Daniel, prieur de Sainte-Barbe-en-Auge). Il écrit aussi des lettres collectivement adressées: à l'épiscopat anglais (lettre n° 28 mai-juillet 1160) ou aux cardinaux du Sacré Collège (lettre n° 29, novembre-décembre 1160).
Outre la possibilité de cartographier les destinataires et ainsi retracer la géographie sociale des réseaux du temps, les lettres permettent aussi à l'historien de repérer plus intimement les cercles de soutien et d'inimitié, c'est-à-dire "les haineux et les bienveillants". C'est ainsi toute une sémantique de l'amitié-affection et de l'inimitié-haine qui traverse la correspondance d'Arnoul de Lisieux au point de pouvoir constituer, grâce aux généralités apodictiques, un véritable traité sur l'amitié: peut-on avoir des amis à la cour? Comment être l'ami du roi en contexte courtisan, en contexte de flagornerie? Peut-on être l'ami du roi et l'ami du pape en même temps? On reconnaît ensuite les constantes du genre épistolaire, tel qu'il pouvait être pratiqué au même moment par Pierre de Blois, Bernard de Clairvaux, Jean de Salisbury ou encore Aelred de Rievaulx. À ces dissertations sur le modèle sénéquéen se mêlent, comme l'exige le genre de la littérature anti-curiale, particulièrement vivace, on le sait, à la cour Plantagenêt, tous les topoi des curiales. Plus que les stéréotypes d'une critique de la cour bien connue, les propos reflètent plus profondément le désarroi d'une élite ecclésiale en proie au mal-être issu d'un contexte d'évolutions décisives. Même si Arnoul de Lisieux avait entrepris sa carrière de courtisan avant l'avènement du Plantagenêt en 1154, il reste un personnage aigri, dont les jugements négatifs portés sur la curia doivent être nuancés par ses échecs personnels et ses ambitions frustrées. Trop amer pour une justesse d'analyse, Arnoul ne voit pas que la monarchie d'Henri II, de personnelle qu'elle était au départ, tend à s'administrer au fil des ans en employant un personnel laïque de plus en plus formé et éduqué. D'où la crise du personnel ecclésiastique, aux ambitions frustrées et aux blocages de carrière. D'où le malaise aussi du statut d'"évêque de cour", entre le roi et le pape, entre la cour et le diocèse, homme du roi mais aussi parfois réformateur zélé à l'heure du conflit entre l'Eglise "grégorienne" et la monarchie forte d'Henri II, symbolisé par le conflit entre le Plantagenêt et Thomas Becket, l'archevêque de Cantorbéry.
Les lettres d'Arnoul de Lisieux témoignent ainsi, malgré elles peut-être, d'un itinéraire brisé, celui d'un évêque de cour disgrâcié, ruiné, endetté, impuissant, qui, pour avoir fait les mauvais choix ou peut-être pour n'avoir pas su en faire, a fini par perdre la confiance de toute part: de la part du roi Henri II, de la part de ses fils, de la part du parti de Becket. Trop opportuniste ou trop duplice, pris en étau entre le Plantagenêt et le pontife romain, l'évêque de Lisieux semble avoir été un mauvais politique, du moins un mauvais évêque de cour, au point de finir, à Saint-Victor, à Paris, en 1181.
Le matériau mis à la disposition d'un public qui aurait moins facilement accès aux lettres latines est donc important pour les études historiques à venir sur la figure d'Arnoul de Lisieux comme évêque de cour, chantier que laisse ouvert Egbert Türk. Reste, précisément, que le traducteur n'interroge pas la notion d'"évêque de cour", dont on sait pourtant aujourd'hui, grâce aux études réunies par Sylvain Destephen en 2017, à quel point elle est avant tout un mythe littéraire, l'invention d'une figure polémique et répulsive dans le contexte nicéen de l'historiographie athanasienne. Athanase, en effet, accusait ses adversaires évêques d'intriguer à la cour. Etre "évêque de cour", cette éminence grisâtre, fut dès lors la construction d'une rhétorique infamante, supposant dépravation morale et connotation péjorative. Faut-il alors vraiment faire de ce politique déçu que fut Arnoul de Lisieux un "évêque de cour" (même "dans l'embarras")? Plus généralement: y a-t-il eu des "évêques de cour" dans l'entourage du Plantagenêt? L'enquête est ouverte et les propositions de travail nombreuses à partir de ce corpus élégamment traduit, une mine d'informations désormais accessible à tous.
Bénédicte Sère