Naoíse Mac Sweeney: The West. A New History of an Old Idea, London: Penguin Books 2023, X + 437 S., ISBN 978-0-7535-5892-8, GBP 22,00
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Josephine Quinn: How the World Made the West. A 4,000 Year History, London: Bloomsbury 2024, X + 564 S., ISBN 978-1-5266-0518-4, GBP 30,00
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Stiftung des Deutschen Historischen Museums (Hg.): Kaiser und Kalifen. Karl der Große und die Mächte am Mittelmeer um 800, Mainz: Philipp von Zabern 2014
Eleanor A. Congdon (ed.): Latin Expansion in the Medieval Western Mediterranean, Aldershot: Ashgate 2013
Ronnie Ellenblum: The Collapse of the Eastern Mediterranean. Climate Change and the Decline of the East, 950-1072, Cambridge: Cambridge University Press 2012
Riccardo Bavaj / Martina Steber (eds.): Germany and 'The West'. The History of a Modern Concept, New York / Oxford: Berghahn Books 2015
Ces ouvrages forment les deux parties d'une même réflexion sur la notion d'«Occident». Ils ont été écrits par deux femmes - l'une spécialiste des Grecs (Mac Sweeney), l'autre des Phéniciens (Quinn) - qui se connaissent (Mac Sweeney remercie Quinn 355 et signale la parution de son prochain livre 414 ; elle estime [344 et 353] qu'il faut "a new grand narrative of Western history", fondé sur les principes de transmissibilité et de mobilité, qui serait plus complexe, divers et dynamique, plus en phase avec les valeurs libérales pluralistes et démocratiques, ce qui annonce le projet de Quinn; celle-ci fait l'éloge du livre de Mac Sweeney en 4e de couverture). Les deux ouvrages sont écrits sur le même modèle : les chapitres commencent tous par un événement particulier (une personne chez Mac Swenney, un lieu chez Quinn) qui sert d'accroche à un développement plus large sur une époque donnée. Dans les deux cas, la narration est construite comme une série discontinue d'étapes, selon un modèle qui remonte au Discours sur l'histoire universelle de Bossuet (1681), qui reprit le terme grec d'épokhê - lequel désignait une suspension du jugement - pour décrire les diverses «époques» suspendant le cours des temps dans un tableau historique.
Les deux ouvrages partagent une même certitude, celle que la notion d'«Occident» est un mythe. Mac Sweeney en fait la démonstration sur 25 siècles, d'Hérodote à nos jours : la notion était inconnue dans l'Antiquité et au Moyen Âge et elle apparut progressivement en Europe du XVIIe au XIXe siècle : il s'agit là d'une histoire des représentations, toutefois reliée aux évolutions historiques qui conduisent chaque «époque». Quinn propose une histoire globale de l'Europe et des régions qui, de l'Afrique subsaharienne à la Chine, ont structuré le devenir qui a produit l'Occident qui, selon elle, peut être défini comme tel seulement à la fin du XVe siècle. Cette histoire globale, au sens géographique, mais aussi thématique, la description incluant les réalités et les représentations du monde de chaque «époque», couvre 35 siècles de 2000 av. J.-C. à 1492. On a donc deux projets complémentaires : le premier est l'histoire d'une idée, qui inclut des renvois aux réalités de chaque temps ; le second est l'histoire d'un devenir, qui contient les représentations de chaque temps.
Mac Sweeney veut montrer que le grand récit de la civilisation occidentale affirmant une continuité des Grecs à aujourd'hui est faux et que ce récit idéologique, construit du XVIIe au XIXe siècle et qui a justifié l'expansion européenne, les impérialismes occidentaux et la domination blanche, contredit les valeurs démocratiques de ceux qui se définissent aujourd'hui comme Occidentaux/Occidentales. Elle l'établit en 14 chapitres consacrés à chaque fois à une personne dont les idées sont analysées dans leur contexte. Elle a retenu 9 hommes (Hérodote, al-Kindi, Geoffroy de Viterbe, Théodore Lakaris, Safiye Sultan, Francis Bacon, Josef Warren, Gladstone, Edward Saïd) et 5 femmes (Livilla, Tullia d'Aragona, Njinga reine d'Angola, Philis Wheatley, Carrie Lam) dont certains exemples sont exemples extérieurs à l'«Occident». Elle admet qu'on aurait pu faire d'autres choix, mais on peut penser que citer Marco Polo, Frédéric II Hohenstaufen ou Loÿs le Roy aurait abouti aux mêmes conclusions. En effet, l'Occident comme continuité est un mythe : les Grecs ne se sentaient pas Européens, les Romains s'affirmaient Troyens (comme ensuite les Francs, les Anglais et parfois les Turcs), les savants musulmans se pensaient les meilleurs héritiers des Grecs, le «gréco-romain» est une invention de la Renaissance, la généalogie Grèce-Rome-Europe de l'Ouest n'apparaît qu'au début du XVIIe siècle, et il faut attendre 1750 pour que l'Antiquité gréco-romaine devienne «classique», unique ancêtre d'un Occident blanc s'affirmant supérieur. Ceci permit au XIXe siècle de forger le concept d'Occident - à l'origine une idée russe slavophile rassemblant l'Europe occidentale et centrale et les deux Amériques -, alors géographique, racial et culturel, lié à la modernité (science, humanisme, christianisme) et uni par une histoire commune depuis l'Antiquité classique. Ce récit fondateur de la civilisation occidentale justifia une domination globale des Européens et des États-Uniens jusqu'au XXe siècle. Mais aujourd'hui, cette notion d'Occident est devenue floue : le racialisme ou la supériorité culturelle n'ont plus de sens ; la valeur géographique est obsolète si on y inclut l'Australie et la Nouvelle-Zélande ; la fin du communisme a rompu le lien entre Occident et capitalisme ; le critère de la démocratie libérale amènerait à y intégrer le Japon, la Corée du Sud et Taiwan mais l'existence de démocraties illibérales en Europe ou en Amérique brouille le concept qui prend des valeurs politiques souvent contradictoires. Le chapitre 14 «The West and its Rivals » en apporte la preuve par l'analyse des contre-discours actuels, tout aussi idéologiques : celui des islamistes qui est un récit miroir contre un Occident assimilé à l'empire romain et aux Croisés ; celui de la Russie qui est un autre récit, définissant Moscou comme la Troisième Rome au XVIe siècle ou aujourd'hui comme le centre d'une puissance eurasiatique ; celui de la Chine qui ignore le récit occidental en affirmant l'existence de diverses civilisations originales, parallèles et inchangées.
Tout cela est fort bien fait et bien écrit. On trouve peu d'erreurs factuelles (61 : Hérodote écrit en dialecte ionien et non en attique ; 228 : la déclaration d'Indépendance de Jefferson ne date pas de 1977) ; quelques interprétations discutables (parler de racisme à Athènes au Ve siècle av. J.-C. est anachronique ; 173 : il ne faut pas minimiser Lépante car après leur échec devant Malte, cette défaite des Turcs les a empêchés de contrôler le bassin occidental de la Méditerranée) ; quelques lacunes (la théorie «chinoise» des civilisations parallèles existe déjà chez Danilevski en 1871 et chez Spengler en 1919) et des jugements de valeur inutiles (je veux bien que l'Occident ait été expansionniste, raciste et patriarcal [36], mais on pourrait dire la même chose des Arabes, des Chinois et des Japonais). Le problème principal réside dans la contradiction qui apparaît dans les dernières lignes. Mac Sweeney écrit (353) : «this book [...] is a celebration of the West and its foundational principles », face à la proposition «chinoise » des civilisations parallèles ; ces principes sont censés se trouver chez Hérodote, al-Kindi, Tullia d'Aragona et Joseph Warren. Cela revient à affirmer que les valeurs de la philosophie grecque (questionnement, dialogue, critique) ou celles des Lumières sont à la fois occidentales, universelles et atemporelles : la dimension moralisatrice du dernier paragraphe réaffirme ce que l'ouvrage a réfuté. Par respect pour le travail de l'auteure, il faut arracher sa dernière page et admettre l'aporie.
L'ouvrage de Quinn est plus vaste par sa chronologie (11 : de la navigation hauturière en Méditerranée à la navigation européenne dans l'Atlantique, donc environ de 2500 avant notre ère à 1500 de notre ère) et par son ambition, celle d'une histoire globale (3 : toutes les interactions qui ont formé l'Occident actuel), expliquent qu'il soit plus gros et sa typographie plus serrée. L'introduction critique l'idée d'une civilisation occidentale depuis les Grecs et les Romains, rappelle que ceux-ci savaient ce qu'ils devaient aux autres peuples, qu'ils ne partageaient pas les valeurs actuelles de l'Occident, et que ce dernier n'a récupéré l'héritage des Grecs et des Romains qu'à partir du XIVe siècle (ce qui est faux pour le droit romain). On ne résumera pas ici les 29 chapitres qui présentent ces héritages sur 3500 ans (Byblos, Knossos, Mycènes, Akrotiri, Amarna, Ugarit, Lefkandi, Tyr, Huelva, Érétrie, Tarshish, Milet, Babylone, le Mont Aigaleos, Suse, Zama, la Crimée, Palmyre, Lepcis Magna, l'Aquitaine, Qasr Amra, Poitiers, Bagdad, Clermont, Karakorum, Alep). Ce voyage au long cours a sa cohérence et ses limites, qui sont liées.
Le postulat méthodologique central du volume, le refus d'un «civilisational thinking», est énoncé 3 et repris 415 ; il est complété par l'affirmation (3) selon laquelle «it is connections, not civilisations, that drive historical changes». Si on accepte ce postulat, l'ouvrage est cohérent, et l'on comprend que les titres de chapitres ne mentionnent pas Athènes, Jérusalem, Rome, Venise ou Paris parmi les héritages qui ont fait l'Occident. Mais l'importance et l'impact des connexions sont très variables selon les époques : avant le XVIIIe siècle, de nombreuses connections ne jouent pas un rôle structurel et toute histoire connectée n'est pas une histoire globale (S. Conrad). La peste sous Justinien ou en 1348 fut dévastatrice à cause de l'existence des réseaux commerciaux, mais l'essor démographique antérieur ou la récupération ultérieure ne dépendaient pas de ces connexions : n'insister que sur celles-ci est insuffisant. De même, ce n'est pas parce que le mot civilisation apparaît au XVIIIe siècle en France que l'on ne peut en trouver des équivalents antérieurs en Mésopotamie, en Grèce et à Rome, en Chine, chez Ibn Khaldûn ou chez les Aztèques. Enfin, les échanges concernent généralement plus les élites que les populations. Les perspectives sont donc très incomplètes.
Un deuxième point, moins grave, est la disparité de la qualité de l'information, toutefois inévitable dans une synthèse sur la longue durée. Quinn maîtrise très bien les données archéologiques et écrit une histoire novatrice de 2500 à 500 avant notre ère. Elle nous apprend beaucoup, et pas seulement sur les Phéniciens, dont elle rappelle avec raison l'impact qu'ils ont eu en Méditerranée occidentale (chapitre 9), mais aussi sur les Grecs (chapitre 10). Les parallèles entre les constructions mycéniennes et leurs modèles hittites (chapitre 5) ou entre les productions littéraires grecques archaïques et leurs sources proche-orientales (chapitre 12) permettent de déconstruire les idées fausses sur des civilisations minoenne ou mycénienne fantasmées (mais cela ne signifie pas qu'il n'existe pas de civilisation du tout ; voir mon Histoire de la civilisation romaine, 2005). De même, Quinn rappelle l'importance des empires orientaux, assyrien (chapitre 11), puis perse achéménide. Toute la première partie de l'ouvrage (chapitres 1-14) est fort riche et de très bonne tenue. Les choses sont moins évidentes ensuite et d'abord à cause d'erreurs factuelles. L'idée,. 258, selon laquelle le grec serait pour les Celtes qui l'apprennent à Marseille une langue de résistance est étonnante, car les jeunes Romains en faisaient autant. 283, les Sères qui vont rencontrer Auguste ne sont pas encore les Chinois ; et 292, les Romains qui arrivent en Chine par bateau en 166 de notre ère étaient des marchands et non des ambassadeurs comme ils voulurent le faire croire. Dans le chapitre 23, qui concerne l'Antiquité tardive - ma période de spécialité - il y a beaucoup d'erreurs (en 378 à Andrinople, ce ne sont pas les 2/3 d'une légion qui sont détruits, mais les 2/3 de l'armée de campagne ; Alaric qui était un militaire n'a pas fait carrière dans l'administration ; l'édit de 380 n'interdit pas les rites païens ; 329, Justinien n'est pas mort de la peste).
Enfin, les nombreux jugements de valeurs posent problème : Léonidas aux Thermopyles n'est pas un témoignage de «the futile bravery of the Greeks" (197), mais un sacrifice stratégique qui permet le repli de la flotte grecque, qui a ensuite vaincu à Salamine. En 480, la défaite perse n'est pas secondaire (201), car toute la côte ionienne est perdue pour les Achéménides pour près d'un siècle. Affirmer, 273, que "Jesus' followers believed that he had been resurrected after his death" est correct, mais écrire (330) "Muhammad had begun to hear messages of God in around 610 CE, revealing to him the verses of the Quran" est insuffisant car il faudrait écrire "Muhammad's followers believed that ...". Penser (395) qu'au XIVe siècle, les connexions eurasiatiques ont donné aux Européens les moyens (machines de siège, poudre à canon, gouvernail d'étambot et boussole) de détruire les autres est tendancieux, car les musulmans, les Hindous et les Chinois en disposaient aussi. Supposer (401) que la peste de 1348 provoque le désespoir, le retour au passé et la Renaissance est surprenant. Affirmer (403) qu'au XVe siècle les Européens ne s'intéressent plus aux savoirs du dehors contemporains (les mathématiques du Kérala ou l'histoire universelle de Ibn Khaldûn) est absurde : ils ne pouvaient connaître les premiers, ni lire le second qui n'eut guère d'impact dans le monde musulman. Ce biais idéologique qui essentialise de manière négative l'Europe catholique des XIe-XVe siècle, matrice supposée d'un Occident intolérant à venir, affaiblit l'intérêt de l'ouvrage. Certains oublis vont dans le même sens : parler (374-375) des institutions d'enseignement en Eurasie en omettant l'école des Perses de Nisibe, les chaires impériales de Constantinople fondées en 425 et les écoles d'Alexandrie (dont on a retrouvé les vestiges archéologiques) est anormal.
En conclusion, Mac Sweeney et Quinn ont raison d'affirmer qu'il n'existe pas une civilisation occidentale depuis les Grecs. L'ouvrage de Mac Sweeney, qui déconstruit une idée fausse, est moins ambitieux, mais mieux maîtrisé que celui de Quinn. En fait, depuis déjà un demi-siècle, la World History, puis la Global History, ont critiqué le récit de la Western Civilization et aux États-Unis, les cours de «WestCiv» des colleges ont été remplacés. Cependant, la déconstruction de Mac Sweeney est pertinente et l'apport des sources archéologiques chez Quinn est bien supérieur à celui des manuels de World History pour la période 2000-500 avant notre ère. Le discours West-Civ a persisté à cause de la théorie du Clash of Civilizations de Huntington (1996) et il fonde encore aujourd'hui les discours idéologiques des hommes (et femmes) politiques illibéraux contre l'immigration. Ceci explique sans doute l'engagement intellectuel et éthique des deux historiennes dans leurs introductions et conclusions. Mais leurs jugements affaiblissent leur travail par des prises de position («toute histoire est politique», Mac Sweeney, 8) qui les feront rejeter a priori comme «woke» par des adversaires de mauvaise foi. Transposer le combat du vrai contre le faux en un combat du bien contre le mal est une erreur car les historien.ne.s gagneront à partir de méthodes objectives et non à partir de valeurs subjectives.
Hervé Inglebert